Mort d'Agota Kristof, romancière apatride
Par Tiphaine De Rocquigny (LEXPRESS.fr), publié le 28/07/2011 à 20:07
Agosta Kristof, lors d'une interview pour la Télévision suisse-allemande. La romancière hongroise s'est éteinte mercredi à l'âge de 75 ans.
SF
L'ecrivaine hongroise s'est éteinte chez elle en Suisse, de longues années après avoir quitté son pays et s'être réfugiée dans l'écriture. Portrait.
Elle ne voulait plus lire, encore moins écrire. Agota Kristof avait fait le deuil de cet "acte suicidaire" qu'est l'écriture. La romancière hongroise, controversée, s'est éteinte mercredi, en Suisse, à l'âge de 75 ans. Elle qui reniait son roman autobiographique L'Analphabète, paru en 2005, s'est rendu célèbre avec la "trilogie des jumeaux", écrite d'une seule traite il y a vingt ans. Lorsque Le Grand Cahier est publié, en 1987, le bloc de l'Est est au bord de l'implosion. Agota Kristof est donc d'abord perçue comme une écrivain hongroise, ce pays au coeur de la rivalité est-ouest. C'est pourtant la langue française qu'elle choisit pour raconter ce monde d'hier.
La vérité brouillée d'Agota Kristof
Agota Kristof fait partie de ces écrivains qui prennent un malin plaisir à égarer le lecteur. Dès le premier roman, les pistes sont brouillées. La trilogie représente le laborieux chemin vers une vérité qui peine à se dévoiler: Le Grand Cahier énonce les faits, La Preuve en cherche la confirmation, Le Troisième Mensonge avoue leur fausseté. Parce que la guerre, la souffrance, l'exil ont rendu la réalité trop cruelle à entendre. Menacée par la répression russe en Hongrie, Agota Kristof l'a quittée à 21 ans, avec son mari et son bébé de quatre mois. C'était en 1956, elle n'a plus jamais habité dans son pays.
L'indicible est égrené dans le roman, à coups d'allusions et de phrases ambiguës. Les lieux (ville de K., ville de S.), les personnages (Claus, Lucas), les époques (enfance, âge adulte) se confondent dans un chaos qui achève de décourager le lecteur. Il attend une rémission qui n'arrive jamais. Et la mélodie finit par sonner faux. Dès le deuxième tome, l'harmonie est rompue, la rupture avec le narrateur, consommée.
"L'écriture me détruira"
Chez Agota Kristof, l'écriture est ce qui reste quand tout s'est envolé. La littérature représente l'espoir de réinventer le réel, de raconter les choses comme elles auraient dû se passer. S'il n'y avait pas eu la guerre, si les Russes n'avaient pas occupé la Hongrie, si elle n'avait pas quitté son pays. Mais le défi de la langue est là, immense, insurmontable, cette "langue ennemie", le français, qui fait d'elle un écrivain apatride, éternellement déchirée entre sa terre d'origine et son pays d'adoption.
L'écriture la sauve et la ronge en même temps. Elle fait dire à Sandor Tobias dans Hier: "Je pense que l'écriture me détruira." Si le mensonge l'a longtemps protégé, il finit toujours par resurgir de l'oubli. Dans Le Troisième Mensonge, on comprend que les jumeaux n'ont jamais vécu leur enfance ensemble, que ce "nous" désignait en fait... un "je". Les mots de Lucas détruisent le fondement du récit du Grand Cahier: "Tout cela n'est qu'un mensonge. Je sais très bien que dans cette ville, chez Grand-Mère, j'étais déjà seul, que même à cette époque, j'imaginais seulement que nous étions deux, mon frère et moi, pour supporter l'insupportable solitude."