Dans un cimetière où sont enterrées des victimes de la guerre de 1991, le 17 novembre.AFP/HRVOJE POLAN
Vukovar (Croatie), envoyé spécial - Une fois par an, à la fin du mois de novembre, la Croatie n'a d'yeux que pour Vukovar. Loin à l'est, là où le Danube trace la frontière avec la Serbie, la ville sort soudain de son isolement. Des dizaines de milliers de personnes affluent, représentants de l'Etat, vétérans, anonymes, pour célébrer l'héroïsme et le martyre de la ville, devenue le symbole de la "guerre patriotique" croate.
Trois mois de siège, d'août à novembre 1991, face à 30 000 soldats de l'armée yougoslave déployés pour appuyer les sécessionnistes serbes locaux. Trois mois de guérilla à l'arme légère face aux chars du président Slobodan Milosevic, pendant lesquels la ville fut écrasée sous des milliers d'obus. Trois mois dans les caves, pour les civils serbes et croates, à laper l'eau des tuyaux de canalisation.
Et puis, après la chute de la ville, le 18 novembre, ces innombrables viols, crimes et meurtres perpétrés tandis que les 22 000 habitants croates étaient contraints de fuir. L'horreur a un nom : Ovcara. Un massacre au cours duquel 260 personnes évacuées de l'hôpital par des militaires serbes furent amenées dans une porcherie isolée, à cinq kilomètres de la ville, torturées, exécutées et enterrées dans des fosses communes.
Le père d'Ivana Bodrozic, Ante, est l'un des morts d'Ovcara. La jeune femme a quitté Vukovar au début des combats, à l'âge de 9 ans, avec sa mère et son frère. Devenue écrivain - son livre, Hôtel Zagorje, doit paraître au printemps chez Actes Sud -, Ivana porte, vingt ans après, un regard amer sur ce qu'est devenue sa ville. "Quand nous étions enfants, c'était normal d'entendre les adultes parler de meurtres et de viols, dit-elle. Ce qui m'effraie, c'est qu'aujourd'hui ce climat de haine ne s'est pas complètement dissipé." Elle ajoute : "La guerre est passée, mais Vukovar ne s'est jamais remise, et ses habitants non plus."
La ville n'a pourtant plus rien du champ de ruines de 1991. La plupart des maisons ont été rénovées ou reconstruites, leurs murs repeints de couleurs pastel. Seuls quelques édifices forment de vastes amas de briques rouges. D'autres sont criblés d'impacts de balles, témoins de l'intensité des combats.
Mais pour qui a connu la splendeur passée de la "petite Vienne", Vukovar n'est que l'ombre d'elle-même. Zeljko Sabo, le maire, a beau distribuer ses cartes postales montrant la rue principale "avant" et "après" la reconstruction, il ne peut s'empêcher de soupirer à l'évocation de la riche métropole d'antan : ses palais baroques, son port sur le Danube, ses artisans, ses vingt-trois minorités ethniques qui cohabitaient harmonieusement... Ses usines, aussi, comme celle de Borovo, où 23 000 personnes fabriquaient des pneus et des chaussures "de réputation internationale". Aujourd'hui, à peine 500 ouvriers se débattent, de chômage partiel en chômage technique.
Entre les morts, les expulsés, les chômeurs et les jeunes partis tenter leur chance ailleurs, la population a subi la même saignée. De 42 000 à la fin des années 1980, la ville compte aujourd'hui un peu plus de 25 000 habitants. Un gros tiers de Serbes. Quelques Magyars, Ukrainiens, Ruthènes, Russes, Roms... Et les Croates, qui forment la majorité.
Dans une ville où le taux d'activité plafonne à 16 %, la séparation entre les communautés est d'abord palpable dans les cafés. Aux Croates, le Mustang, le Best, l'Etno... Aux Serbes, le Maritimo, le Cobra ou l'Atina. Les bars "mélangés", comme disent les locaux, sont rares : le Quo Vadis, qui organise sa "soirée récession" avec alcool à bas prix, ou le Den Haag (La Haye), clin d'oeil désabusé à la prison du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, où criminels de guerre serbes et croates cohabitent, dit-on, en paix. "La seule chose qui nous unit, c'est ce qu'on boit, rigole Milorad, attablé au Mornar. La même bière, les mêmes eaux-de-vie... et dans les mêmes quantités !"
Milorad lit un journal en cyrillique. Serbe, donc. Pour lui, le "vrai problème, c'est le chômage. S'il y avait du travail, on ne parlerait pas de ces questions ethniques". Au chômage depuis dix ans, Milorad, la cinquantaine, assure que les emplois vont en priorité aux Croates, car "les patrons sont presque tous croates". Une situation d'autant plus difficile, assure Vojislav Stanimirovic, un dirigeant de la minorité serbe, que "les Croates touchent, en tant que vétérans ou victimes de la guerre, des pensions auxquelles nous n'avons pas droit ".
Dans les écoles, les collèges, les lycées, séparation encore. Elle reste invisible de l'extérieur : les élèves, qui habitent les mêmes quartiers et parfois les mêmes immeubles, franchissent ensemble la porte d'entrée, mais se séparent ensuite. Enseignants et élèves serbes d'un côté, croates de l'autre. Dans les établissements de petite taille, le matin est pour les Serbes, l'après-midi pour les Croates. Et l'on alterne chaque semaine.
"C'est de la ségrégation, tranche Ivana Bodrozic. Ces enfants jouent ensemble sans aucun problème et on ne leur offre pas la possibilité de s'asseoir ensemble en classe. Quelle ville a un avenir avec un tel système ?" Il a pourtant été accepté par les deux parties, au moment de la "réintégration pacifique", entre 1996 et 1998 : à l'époque, tout le territoire croate avait été repris par les armes ; seul Vukovar restait aux mains des Serbes et, pour éviter de nouveaux combats, l'ONU a forcé Serbes et Croates à négocier le retour dans la ville de ces derniers.
"Cela nous a permis de nous assurer que nos droits seraient respectés, explique Vojislav Stanimirovic, négociateur pour la partie serbe. Je ne veux pas que mes enfants aillent à l'école croate pour s'entendre seriner que les Serbes sont des agresseurs et des assassins." Le maire, un Croate "élu avec les voix de tout le monde", concède qu'"il est temps de changer, de faire un pas en avant. Nous avons tous suffisamment mûri".
A l'heure de l'université, les étudiants croates partent à Zagreb, les Serbes à Belgrade. Et ceux qui reviennent continuent à vivre au sein de leur communauté. Fréquents avant la guerre, les mariages mixtes n'existent presque plus.
La méfiance est entretenue par des lectures de l'histoire discordantes. La thèse communément admise en Croatie attribue aux sécessionnistes serbes la responsabilité du déclenchement du conflit. Mais une partie de la minorité serbe la conteste. "Ce sont des questions qui se dissiperont avec le temps, élude le maire de Vukovar. Nous devons seulement faire en sorte que les Croates ne regardent pas leurs voisins serbes en se demandant qui a tué. C'est le travail de la justice."
Sur la colline de Mitnica, où se dresse le symbole du siège, un château d'eau criblé d'impacts d'obus, ce discours ne passe pas. Mitnica est le haut-lieu des Croates les plus "durs", et Vilma Vidovic en est une figure. Cette femme de 68 ans, visage émacié et voix basse, a perdu cinq membres de sa famille en 1991. Elle-même a vécu le siège jusqu'à son évacuation, en octobre, infirmière ou petite main pour les combattants.
"Avec leur réintégration pacifique, nous qui avons souffert, qui avons été violés et torturés, nous avons dû négocier pour revenir chez nous. Les bourreaux, eux, ont été amnistiés, et aujourd'hui, ils se moquent quand ils nous croisent." L'amnistie est une réalité : les chefs serbes ont été condamnés à La Haye ou à Belgrade, mais les exécutants, qui pour beaucoup étaient des habitants de Vukovar, ont été amnistiés. "Ces gens sont nos voisins, ils savent même où sont les derniers charniers mais ne le disent pas", assure Vilma. Elle ne veut pas le départ de tous les Serbes, mais "que justice soit faite".
Dans ce contexte, les moindres tensions sont observées à la loupe. Il y a six mois, le passage à tabac d'un jeune Serbe a été interprété comme une agression "ethnique" par les Serbes. Bagarre de supporteurs de football, répondent les autorités. La profanation du monument aux morts d'Ovcara ? Il s'agissait d'une provocation d'extrémistes nationalistes croates, mais les gens de Mitnica ne le savent pas - ou ne veulent pas le savoir.
A en croire Zeljko Simundic, le chef de la police, le niveau de violence a beaucoup baissé : "Aujourd'hui, ce sont plutôt des graffitis haineux, qui sont effacés dans la nuit. Les bagarres sont sporadiques, et leur première cause est l'alcool." Il y a trois ans, la police avait dû envoyer ses hommes dans les bus scolaires et à la sortie des écoles, à l'heure où les élèves serbes et croates se croisent, pour éviter les bagarres.
"Les patrouilles mixtes sont un facteur d'apaisement", assure Zeljko Simundic. Elles sont nées à l'époque de la réintégration pacifique : dans la police comme dans toutes les administrations municipales, les Serbes, y compris des personnes amnistiées, représentent un tiers des employés. " Pas encore aux plus hauts postes, mais c'est positif", convient le Serbe Vojislav Stanimirovic.
Sasa Bjelanovic, un Serbe, a fondé il y a quinze ans le Youth Peace Group Danub, une ONG qui vient en aide aux jeunes Serbes et Croates, pour du soutien scolaire ou une recherche d'emploi. Ce colosse joyeux est certain que les jeunes générations ont tiré un trait sur les blessures du passé. Au point d'avoir inscrit son fils de 9 ans à l'école croate : "En deux ans, il n'a jamais eu un seul problème et, cette année, Luka a été élu président de sa classe par les petits Croates." De plus en plus de parents serbes suivent son exemple, assure-t-il
Ivana Bodrozic a du mal à partager les espoirs de Sasa. "Quand j'étais petite, je ne savais même pas que j'étais croate. Puis le temps de la haine et de la mort est venu. Aujourd'hui, on offre à nos enfants l'indifférence." Comme l'assurance d'une paix fragile, aussi trompeuse que le placide Danube.
Benoît Vitkine
Article paru dans l'édition du 29.12.11