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Curieux hommes d'affaires. Ils ont affrété un jet privé, un Falcon 50, au départ du Bourget, pour la somme de 650.000 francs hors taxes. Sur le télex en date du 6 mai 1994, adressé à la compagnie Europe Falcon Service, une filiale de Dassault, ils prétendent exercer la profession d'"agent commercial". A quel étrange négoce se livrent-ils ? Ils voyagent en tenue de sport. Dans leurs havre-sacs, ils transportent des uniformes noirs, dépourvus d'insigne. Entre eux, ils ne se connaissent que sous des noms de code. Presque tous ont quitté l'armée ou en ont été limogés. Des anciens des forces spéciales, plus particulièrement. Eux, des représentants ? Des barbouzes, plutôt.
Le passager qui, sur le fax, se présente comme le "directeur" s'appelle Paul Barril. Avec ses gros bras, l'ancien gendarme de l'Elysée reconverti dans la "sécurité privée" doit rallier Bangui, en Centrafrique, puis Goma, dans l'est du Zaïre. Mais sa destination finale, c'est le Rwanda. Que va-t-il faire dans un pays plongé alors dans une immense tuerie ? Quel appui vient-il apporter à un gouvernement extrémiste qui, depuis le meurtre, un mois plus tôt, du président hutu, Juvénal Habyarimana, a entrepris d'exterminer toute la population tutsie ? Une question au cœur de l'information judiciaire ouverte, le 15 juillet dernier, à son encontre par le tribunal de Paris.
20 ans après la tragédie rwandaise, des documents inédits éclairent le rôle joué par l'énigmatique capitaine, incarnation de la face obscure de l'ère Mitterrand, des Irlandais de Vincennes aux écoutes de l'Elysée. La justice française s'intéresse plus que jamais à lui. D'abord, dans le cadre de l'enquête sur l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion de Habyarimana. Longtemps ménagé par Jean-Louis Bruguière, le premier magistrat chargé d'élucider l'affaire, Paul Barril a été sommé de s'expliquer par le juge Marc Trévidic sur ses faits et gestes lors de l'attaque et ses manœuvres durant la procédure. Ses locaux ont été perquisitionnés, ses disques durs saisis, son entourage entendu. Des pièces transmises au juge Claude Choquet, du nouveau pôle "crimes contre l'humanité". Car depuis la plainte déposée par la Fédération internationale des Droits de l'Homme, la Ligue des Droits de l'Homme et l'association Survie, il est cette fois suspecté de "complicité de génocide".
Dans cette histoire, Paul Barril n'a cessé de dire tout et son contraire, y compris sur procès-verbal. Son nouveau livre, intitulé "Rwanda : vérités sur un massacre", qu'il devait publier en mars aux Editions du Moment, a été déprogrammé sur le conseil de ses avocats. Les lecteurs n'auraient sans doute pas été davantage éclairés. "Il s'agit d'un roman-enquête. Il y a une partie enquête et une partie romancée", expliquait-il, l'an dernier, à l'officier de la SDAT, la sous-direction anti-terroriste, qui l'interrogeait sur les allégations contenues dans un précédent ouvrage, "Guerres secrètes à l'Elysée". "Toute sa vie, il a mené double jeu. Avec lui, vous ne saurez jamais la vérité", prévient un ancien de la cellule élyséenne.
Un "mythomane gagné par le côté obscur"
Jusqu'ici, le personnage reste insaisissable. Il serait aujourd'hui "richissime", mais malade, disent ses anciens compagnons. Inconnu des fichiers de police, Agrippa et autres Judex, il n'est pas titulaire, officiellement, d'une ligne de téléphone. Son portable français est enregistré au nom de l'ex-émir du Qatar, Khalifa al-Thani, son principal employeur depuis plus de 20 ans. Pour les besoins de la justice, il se fait domicilier dans un appartement londonien du souverain déchu, à Knightsbridge. Mais son épouse Angelika, avec qui il est séparé de corps, dit ignorer où il demeure. "Je ne lui connais aucune autre adresse", a-t-elle confié aux enquêteurs.
"Dans le groupe, quand on se fichait de lui, on l'imitait en train de dire, avec son cheveu sur la langue : 'Fé Fecret !'", s'amuse son ancien chef, le colonel Christian Prouteau. Celui qui, sous Mitterrand, dirigea la cellule antiterroriste décrit Barril comme un "super second, un peu fêlé, capable de dire : 'Couvrez-moi, j'y vais'", mais aussi, un "mythomane gagné par le côté obscur" qui, déjà au GIGN, vouait une "fascination à Bob Denard", le mercenaire français, auteur de multiples coups tordus en Afrique. "Il m'avait dit après un putsch de Denard aux Comores : 'On pourrait faire comme lui et, après, on serait responsables d'un pays'..."
Lorsqu'il est mis en disponibilité, fin 1983, à la suite d'une série de scandales, il possède déjà sa boîte de sécurité, baptisée Secrets, comme il se doit. Il recrute ses collaborateurs de préférence parmi d'anciens militaires. "Pour aller en Afrique, il faisait appel à des gens qui avaient une expérience du terrain", raconte un de ses ex-employés. Tous sont dotés d'alias. "C'était pour garder un certain anonymat,continue ce garde du corps, surnommé 'Luc'. On parle par radio, on est écoutés par les services. Avec des pseudos, on sait qu'ils ne tomberont sur rien." Dans ce règne de l'omerta, même la comptable hérite d'un nom de code : "Lolita".
Dans l'ombre de la mitterrandie
Paul Barril ne se limite pas à assurer la protection de ses clients. Il renseigne, entraîne, recrute, livre du matériel en tout genre. Influe, intrigue, surtout, comme le prouve son abondante littérature, retrouvée au siège de sa société. "Les opposants seront en permanence contrôlés, manipulés", lit-on sur une offre adressée à différents dictateurs africains. Au maréchal Mobutu, président du Zaïre, il propose de "participer et de diriger la campagne présidentielle afin d'obtenir un score égal à 60%." A son homologue burkinabé, Blaise Compaoré, de "surveiller et infiltrer tous les journaux". A tous, il promet de "déterminer et de neutraliser" le moindre "complot".
Et au régime hutu, quel service est-il prêt à rendre ? Son entente secrète avec Kigali débute très tôt. "J'ai l'honneur de vous confirmer la collaboration entre nos services de sécurité et les vôtres", lui écrit, le 23 août 1991, Fabien Singaye, deuxième secrétaire à l'ambassade du Rwanda à Berne, en réalité, un agent chargé de surveiller les activités à l'étranger des rebelles tutsis du FPR, le Front patriotique rwandais. Un mois plus tard, l'espion se félicite des "connaissances" de Barril au sein du monde politique et des médias français, "entre autres à La Cinq et à RFI, précise-t-il dans un télégramme. Il peut plaider pour notre pays afin de déstabiliser le FPR". En 1993, Elie Sagatwa, chef d'état-major particulier du président Habyarimana, remercie par écrit le "capitaine Barril" pour "tous les services rendus".
L'ex-gendarme affirmera plus tard agir sur les ordres de François de Grossouvre, le conseiller occulte de Mitterrand. Le préposé aux chasses présidentielles "coordonnait un peu les services secrets", dira Barril au juge Trévidic, sans crainte d'être contredit par l'intéressé, suicidé, par une coïncidence troublante, le 7 avril 1994, au lendemain de l'attentat de Kigali : "C'est Grossouvre qui m'a présenté le président Habyarimana. Je devais infiltrer le FPR en Europe." Une certitude : Barril visite régulièrement son mentor à l'Elysée, où il est pourtant devenu persona non grata depuis ses éclats publics. "Il venait souvent, confirme Pierre d'Alençon, ancien collaborateur de François de Grossouvre. Pour éviter qu'il s'enregistre à l'accueil, je le faisais entrer discrètement par l'avenue de Marigny."
Paul Barril a même fourni à l'homme de l'ombre de la mitterrandie une R25, toute noire, vitres comprises, et un chauffeur, Patrice Jaran. "Quand il m'a embauché en 1991, il m'a dit d'être très, très discret,rapporte ce dernier. Lorsque des personnalités africaines venaient voir M. de Grossouvre, plusieurs fois, il était là." Le mercenaire et le conseiller mènent-ils une action clandestine dans un pays que la France appuie alors militairement ? Pour Gilles Ménage, ancien directeur de cabinet du président, aujourd'hui secrétaire général de l'Institut François-Mitterrand, il ne s'agit que de deux marginaux. "Nous avions coupé les ponts avec Barril et Grossouvre était alors écarté", insiste Ménage.
Contrat d'assistance
"J'ai fait plusieurs missions au Rwanda, a raconté l'ex-gendarme au réalisateur Raphaël Glucksmann, lors du tournage du film 'Tuez les tous !'. Des missions d'évaluation, d'infiltration [...] j'ai combattu avec les Hutus jusqu'aux derniers. J'ai vécu des choses extraordinaires." Durant le génocide, il prétend avoir organisé la défense de Kigali face aux rebelles du FPR. Dans d'autres interviews, il raconte avoir "pris des initiatives folles", "fait des cartons à l'extérieur". Nom de l'opération ? "Insecticide". Comme en écho aux médias hutus qui appellent à anéantir tous les "cafards" tutsis. Depuis qu'il doit rendre des comptes à la justice, il affirme que ses séjours au pays des Mille Collines n'ont jamais excédé "deux-trois jours". Dans ses dénégations et ses rodomontades, impossible de démêler le vrai du faux.
Restent les preuves, les témoins. Richard Mugenzi, ex-opérateur radio des FAR, les Forces armées rwandaises, le voit passer au camp de Gisenyi, à deux pas du Zaïre, après le départ des troupes françaises, en décembre 1993 : "Je vois ce militaire pas comme les autres. J'ai posé des questions et on m'a dit [...] qu'il s'appelait Barril. Il était avec d'autres, habillés comme lui", dit-il au journaliste Jean-François Dupaquier, dans un livre d'entretiens (1). Le Français Jacky Héraud, qui pilote l'avion d'Habyarimana, le remarque, lui aussi, sur le tarmac de l'aéroport de Kigali, fin mars 1994, quelques jours avant de mourir en plein ciel. De retour chez lui, il s'en étonne devant son épouse.
Le 6 mai 1994, Paul Barril regagne le Rwanda. Avec ses acolytes. Toujours les mêmes, à chaque fois qu'il se rend dans cette partie du monde. Marc Poussard, dit "Maurice", son bras droit, Luc Dupriez, ex-nageur de combat, Christophe Meynard, alias "Christian", un ancien de la Légion, Jean-Marc Souren, un Canadien appelé "John", lui aussi vétéran de l'armée française, un temps casque bleu à Sarajevo, et enfin, Franck Appietto, alias "François", qui a été chassé du 11e Choc, le vivier du Service Action. Ils viennent chercher le corps de Juvénal Habyarimana, déposé à Gisenyi. Les fils du président défunt, Léon et Jean-Pierre, font d'ailleurs partie du voyage.
Mais leur mission est avant tout militaire. Devant l'offensive ennemie, le ministre rwandais de la Défense, Augustin Bizimana, a appelé au secours le capitaine dans une lettre datée du 27 avril : "Situation de plus en plus critique. Je vous confirme mon accord pour recruter [...] 1.000 hommes devant combattre aux côtés des FAR." Son gouvernement a financé la location du Falcon 50 par un virement de 130.000 dollars, le 7 mai. Un premier acompte avant la signature, le 28 mai, d'un "contrat d'assistance", en bonne et due forme. En échange de la somme de 3,13 millions de dollars, Paul Barril s'engage à fournir 20 mercenaires, avec "pour tâches de former et d'encadrer sur le terrain les hommes mis à leur disposition", ainsi que 2 millions de cartouches de 5,56 et 7,62, pour des fusils d'assaut, 5.000 grenades à main, 6.000 grenades à fusil et 11.000 obus et mortiers.
"Ca ne s'est jamais fait, ça n'a jamais existé", dit-il, lorsque le juge Trévidic l'interroge sur la réalité du document. Faux. Des factures ultérieures attestent que la plus grande partie de l'argent a bel et bien été dépensée. Il viole ainsi l'embargo sur les armes à destination du Rwanda, décrété onze jours plus tôt par le Conseil de Sécurité des Nations unies. Pis, il vient en aide à un régime qui a déjà exterminé des centaines de milliers de civils. "Il est complice des génocidaires dès lors qu'il appuie et équipe une armée qui, elle-même, encadre les tueurs, les milices, et participe aux massacres", accuse Me Patrick Baudoin, l'avocat de la FIDH.
"Ratissage"
Dans un "rapport de situation" du 2 juin 1994, Paul Barril indique avoir "mis sur pied quatre éléments commando d'un effectif de 80 hommes ", au camp d'entraînement de Bigogwe, une ville du nord-ouest. "Ces derniers ont reçu mission de harcèlement et destruction dans les arrières de l'ennemi." Les combattants qu'entraîne l'ex-gendarme sont pour la plupart des miliciens, des interahamwe, ceux-là mêmes qui font la chasse à leurs voisins depuis des semaines, selon l'opérateur radio, Richard Mugenzi. Courant juin, ils partiront "finir la besogne", comme ils disent. Cette fois, plus au sud, sur les collines de Bisesero, où des milliers de Tutsis ont trouvé refuge. Pour cet ultime "ratissage", le préfet Clément Kayishema réclame des munitions, dans un télégramme daté du 12 juin. Des grenades à fusil, des grenades à main, des cartouches de calibre 5,56. Celles promises par Barril ?
L'homme n'est à aucun moment inquiété. Or "la France savait parfaitement ce qu'il faisait, assure une source judiciaire. Des rapports de la DGSE le prouvent, mais ils sont classifiés." Notamment une note de synthèse du 2 juin 1994 divulguée par la revue "XXI " : "Il semble que le capitaine Barril, dirigeant de la société Secrets, exerce, en liaison avec la famille Habyarimana, réfugiée à Paris, une activité remarquée en vue de fournir des munitions et de l'armement aux forces gouvernementales" (2). Le 27 juin, au détour d'un télex, l'attaché militaire français à Kinshasa évoque même, sans s'en émouvoir, l'existence du "contrat d'assistance". Comme si Paul Barril avait remplacé au pied levé un pouvoir officiel français prisonnier de ses engagements internationaux.
Avant même la chute de Kigali, le 4 juillet, le voilà de retour à Paris, multipliant les entretiens, déboulant sur les plateaux télé, réclamant l'ouverture d'une enquête sur l'attentat contre Habyarimana, brandissant des "preuves" de la culpabilité du FPR et de son chef, Paul Kagamé. Telle cette fameuse boîte noire, qui se révèlera n'être qu'une simple balise. "Paul connaît les avions par cœur. Il savait que la pièce est orange, pas noire, dit son ex-supérieur, Christian Prouteau. Mais pour lui, plus c'est gros, plus ça passe !" Pourquoi tous ces mensonges ? "Il y avait un peu de provocation de ma part pour faire bouger les choses", se défendra plus tard l'intéressé. Son but véritable, il le dévoile dans une missive à l'ex-chef militaire rwandais Augustin Bizimungu : "Je mets tout en œuvre pour défendre votre cause", lui écrit-il, en janvier 1995.
Mensonges et fausses preuves
Tout ? Presque. Il convainc la fille du copilote de l'avion, Sylvie Minaberry de porter plainte, la confie à son avocate et réussit même à placer son ami, Fabien Singaye, auprès du juge Jean-Louis Bruguière. L'ex-espion rwandais sert à la fois d'interprète et de chercheur, chargé de localiser des témoins en Afrique. "Barrilnous l'a conseillé, car il avait confiance en lui", plaide le principal enquêteur, Pierre Payebien. Un expert d'autant moins impartial qu'il entretient des liens de parenté avec la famille d'une des victimes. Deux fils Habyarimana sont ses beaux-frères.
L'ex-gendarme dispose dorénavant d'un agent au coeur de la procédure. Car Fabien Singaye, chassé de Suisse en août 1994 en raison de ses activités de renseignement, travaille dorénavant pour Secrets en qualité de "chargé des Affaires africaines", comme le révèlent des factures, des listes d'employés saisies par la justice. Son nom de code ? "Fabius". Quand il n'offre pas son pack "infiltration et manipulation" à un quelconque tyran ou ne vante pas l'un de ses produits phare - alarme, gaz incapacitant et autres gadgets... - il rumine sa revanche, évoque des "plans" avec des dirigeants hutus en fuite, bombarde des personnalités françaises de notes sur "les perspectives de règlement de la crise rwandaise". Des diatribes dans lesquelles il dénonce "la poursuite du génocide des Hutus par le FPR", "l'arrogance, l'extrémisme, la méchanceté" séculaires des Tutsis et prône la reprise de "la lutte armée" avec "l'appui bien engagé de la France".
Barril est un homme à tiroirs. Lorsque l'on entrevoit un soupçon de sa vérité, on tombe sur un nouveau mystère. Le juge Marc Trévidic voulait l'interroger sur un point précis : où se trouvait-il au moment de l'attentat contre l'avion d'Habyarimana ? Une question importante depuis que la piste des extrémistes hutus a été relancée. N'importe qui ne peut pas abattre un appareil en plein vol. Les assassins auraient pu recourir à des experts étrangers. "Je ne suis pas un spécialiste des missiles, mais je sais qu'il faut avoir eu un entrainement et en avoir tiré 25 ou 30", a d'ailleurs reconnu le capitaine. Dans ses Mémoires, il avait prétendu être ce soir-là sur "une colline perdue au centre de l'Afrique". Il affirme maintenant qu'il résidait à New York, au Plazza Athénée, et a présenté pour preuve un duplicata du tampon d'entrée américain en date du 31 mars 1994. Problème : il possédait un autre passeport. Le magistrat lui a alors demandé la photocopie de ce second document. Il attend toujours.
(1) "L'Agenda du génocide", Editions Karthala, 2010.
(2) "Barril l’Affreux", par Jean-Pierre Perrin, "XXI" n° 10.
Christophe Boltanski – Le Nouvel Observateur