• Algérie : les désespérés

    Algérie : les désespérés

    Enquête | LEMONDE | 10.10.11 | 15h36   •  Mis à jour le 10.10.11 | 18h02

     

    Alger Envoyée spéciale - A l'heure de la récréation, vers 10 heures, ce lundi 3 octobre, Mohamed S., 19 ans, a escaladé le mur du lycée Souiyah El Houari, à Oran. Il s'est placé face à la salle des professeurs, puis s'est aspergé d'essence et a allumé un briquet. Horrifiés, des jeunes témoins de la scène se sont évanouis, rapporte Le Quotidien d'Oran, avant de se révolter et de saccager du mobilier scolaire. Le lendemain, mardi, à Telagh, dans la wilaya (préfecture) de Sidi Bel Abbès, dans le nord-ouest du pays, un autre lycéen de 19 ans, Fillali Messaoud, a tenté de mettre fin à ses jours de la même façon. L'un et l'autre réclamaient de réintégrer leur lycée après un échec au bac, en vain.

    A Batna, dans les Aurès, début octobre, un père de famille, Yahia Moussa, a été empêché de s'immoler par le feu après avoir laissé une lettre à des amis dans laquelle il confiait : "Je déteste tout. (...) J'ai vécu seul et je veux mourir seul. Ils ont voulu que je vive pauvre." Le 7 octobre, un homme de 35 ans, marié et père d'un enfant, a mis le feu à son corps après avoir perdu son emploi précaire de standardiste à l'hôpital d'Aïn Temouchent. Il a été transféré aux soins intensifs à Oran.

    Le même jour, une jeune femme, âgée de 30 ans, mère de deux enfants, divorcée et sans emploi, a succombé à ses blessures au service des grands brûlés du CHU d'Oran après s'être aspergée d'essence. Elle avait appris, la veille, qu'elle allait être expulsée de son logement.

    Chaque semaine, ou presque, les tentatives de suicide se poursuivent en Algérie. Depuis la mort, le 17 décembre 2010, de Mohamed Bouazizi, à l'origine du soulèvement en Tunisie, l'Algérie, comme d'autres pays, a connu une explosion de ces actes désespérés. Au plus fort de ces tentatives, en janvier, les islamistes s'en étaient mêlés. Sous le titre "Est-ce que ceux qui se suicident sont des héros ?", la revue islamiste El Islah, éditée par la maison Darelfadiha, avait ainsi tranché : "Le suicide est interdit, c'est l'enfer pour l'éternité." L'article sur deux pages conseillait de "patienter face à l'oppression des dirigeants et des gouvernants. Les personnes prêtes à patienter et à endurer les épreuves, Dieu les récompensera un jour ou l'autre". Mais ici, ce phénomène perdure dans l'indifférence. Aucune statistique n'a été rendue publique sur ces tentatives d'immolation par le feu, inédites jusque-là en Algérie. Et les journaux n'y consacrent plus que des brèves.

    Malgré des "En Tunisie, il y a eu toute la société derrière Bouazizi, ici, ça reste des actes isolés", constate Hassiba Cherabta, psychologue, présidente de l'Association pour l'aide psychologique, la recherche et la formation (SARP) installée à Alger. Nulle trace de revendications politiques derrière ces gestes de désespoir.   manifestations de violence éparses, et des émeutes quasi quotidiennes dans les quartiers, l'Algérie se tient prudemment à l'écart des mouvements du "printemps arabe". Trop de violence, trop de morts.   La guerre civile des années 1990-2000 a laissé un profond traumatisme dans la société. "Elle n'est pas suffisamment structurée pour un mouvement collectif de protestation, par exemple contre la hausse injustifiée des prix", relève Larbi Icheboudene, sociologue à l'université Alger-1 et directeur de recherche au Centre de recherche en économie appliquée au développement (CREAD), qui établit un parallèle avec les harragas - terme qui désigne littéralement ceux qui "brûlent", qui transgressent, et qui tentent chaque jour de rejoindre clandestinement l'Europe par la mer, au péril de leur vie.

    "Ce sont, aussi, des situations de non-espoir, observe le sociologue. Et, comme le disait Durkheim, il n'y a pas plus grave que le sentiment d'inutilité.""Les pays arabes sont devenus depuis plusieurs décennies des immenses incubateurs de désespoir.   L'accroissement vertigineux des conduites sacrificielles dans leurs populations n'est pas pensable si l'on n'a pas en vue cette donnée cruciale, souvent déniée", rappelle Fethi Benslam, psychanalyste et professeur d'université à Paris, dans son livre Soudain, la révolution (Denoël, 128 p., 10 €).  

    En Algérie, le phénomène des immolations par le feu est avant tout utilisé comme un geste pour témoigner, une arme ultime de revendications individuelles, mais il ne touche pas seulement des jeunes ou des chômeurs. Des femmes, des jeunes filles ou des pères de famille passent à l'acte, après avoir épuisé tous les recours, pour un logement, ou un emploi, parfois même pour protester contre une mesure jugée injuste, une mutation, ou une brimade administrative

    "C'est le résultat d'une absence de la société civile, de syndicats, explique Nourredine Hakiki, sociologue à l'université Alger-2 et directeur du laboratoire de changement social. Le citoyen algérien ne trouve pas d'intermédiaires, il est livré à lui-même." Parfois, ajoute-t-il, "c'est une forme de chantage. Il veut, parce qu'il se sent lésé". Depuis le mois de janvier, les milliards de dinars prélevés sur la rente pétrolière par le gouvernement algérien et distribués pour des augmentations de salaire, accélérer la construction de logements, ou bâtir des plans emploi massifs pour les jeunes, ont décuplé les impatiences.

    Lakhdar Malki, 43 ans, a tenté de s'immoler par le feu en janvier sur son lieu de travail avec l'une de ses filles, puis a récidivé en septembre en voulant ingurgiter de l'acide devant la daïra (sous-préfecture) de Zéralda. Père de quatre filles âgées de 1 mois, 2 ans, 10 ans et 14 ans, dont une handicapée, il vit à Staouali, à une quinzaine de kilomètres d'Alger, avec sa femme, dans une modeste masure : une pièce, attenante à un petit réduit qui sert de débarras et de cuisine. "J'habite là depuis vingt ans, on dort serrés les uns contre les autres, on mange par terre, nous avons l'eau courante depuis trois ans et voyez, l'électricité, c'est toujours un branchement sauvage", lâche-t-il, en faisant visiter les lieux, situés, comme il le souligne, "à 800 mètres d'une résidence d'Etat du président".

    De loin, on aperçoit la cime de beaux arbres. "Ma vie est derrière moi, cette pièce deviendra ma tombe", poursuit cet homme employé depuis dix-huit ans comme veilleur de nuit dans une banque à quelques kilomètres de là, à Ouled Fayet. Son salaire a été rehaussé après sa première tentative de suicide, pour atteindre 38 000 dinars (environ 271 euros au marché noir), soit deux fois le salaire minimum en Algérie. Malgré cela, Lakhdar Malki ne s'en sort pas. "Dans le coin, le loyer le moins cher est de 28 000 dinars et pour acheter des couches pour mes filles, je dépense 5 000 dinars par mois."

    Le regard noir, il dit avoir sonné à toutes les portes, écrit à toutes les autorités, jusqu'au premier ministre, Ahmed Ouyahia, et s'être heurté partout à la même réponse : "Il faut patienter." A bout de nerfs, en janvier, il a emmené avec lui à la banque sa fille de 10 ans, Maria, handicapée en chaise roulante, pour s'immoler, avec elle, avant d'en être empêché. "J'ai ressenti la même chose que les Tunisiens, on est du même côté, oppressés...", raconte-t-il. Mais la proximité s'arrête là. Car Lakhdar Malki le dit tout net : "Si ce n'est pas sous le mandat de Bouteflika (Abdelaziz, le président algérien en exercice) que j'obtiens un logement, on ne m'en donnera jamais. C'est lui qui a fait le plus sur le plan social et qui a donné un peu d'espoir au peuple. On le voit à la télé, il y a des projets, les choses s'arrangent..."

    Nulle volonté, ici, de vouloir bousculer le régime, mais plutôt une farouche détermination à obtenir ce qu'il ne supporte plus d'attendre, un logement, et la prise en charge de sa fille handicapée. "Ma fille aînée est obligée de se coucher tôt à cause des bébés, ses résultats scolaires en pâtissent, et pour Maria, on m'a donné un déambulateur, mais ça ne sert à rien !", s'énerve-t-il en dépliant l'appareil coincé dans le réduit. "Maintenant, je suis prêt à tout !"

    Malgré les programmes colossaux de construction qui transforment les banlieues de villes algériennes en gigantesques chantiers, le logement reste la première cause de révolte. A Diar Echems, un bidonville au coeur d'Alger, une jeune fille a tenté de s'immoler par le feu en septembre. "Ces cités sont devenues des endroits intenables, des lieux de dissidence où les relations avec l'Etat sont des relations d'émeutes et de non-négociation", commente Larbi Icheboudene. La cité, construite pendant la colonisation, devait accueillir des fonctionnaires et des militaires célibataires. Les appartements, des F1, sont aujourd'hui occupés par des familles entières. Mais ce sont les opérations de relogement, dans des appartements plus vastes mais en périphérie d'Alger, qui provoquent le plus de réactions. "Leurs parents, déracinés, venaient de la campagne parce qu'ils fuyaient la guerre d'indépendance, et cinquante ans plus tard, on vient dire à leurs enfants qu'il faut partir en dehors de la ville", décrypte Larbi Icheboudene.

    Aux difficultés sociales s'ajoute la montée de l'individualisme. "L'immolation survient surtout quand la personne est lâchée par sa famille et qu'elle est confrontée à elle-même, explique le sociologue Nourredine Hakiki. Avant, si on avait besoin d'emprunter de l'argent, on demandait au frère et il donnait. Maintenant, ce n'est plus le cas."

    Sans projection sur l'avenir, isolés, des Algériens ont importé la "méthode" tunisienne, sans autres conséquences que l'existence de drames à huis clos. "Il y a beaucoup de formes de protestation, celle-ci en est une nouvelle parce qu'elle a donné des résultats ailleurs, mais ce n'est pas réfléchi, analyse la psychologue Hassiba Cherabta. C'est le désespoir qui les a poussés à copier."

    A Souk El Tenine, à environ 50 kilomètres de Béjaïa, en Kabylie, un jeune de 26 ans au chômage a tenté de s'immoler par le feu début octobre avant d'être maîtrisé. Marié, il avait ouvert un petit commerce de fortune pour survivre et lorsque des policiers sont venus lui demander de démonter son installation ; hors de lui, il a commencé à barrer la route. Puis il s'est aspergé d'essence. Comme Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant tunisien, mais élevé, depuis, au statut de chahid (martyr) de la révolution.

    Isabelle Mandraud Article paru dans l'édition du 11.10.11
     

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