Quand elle reçut en 1990 le «prix Sakharov pour la liberté de penser», Aung San Suu Kyi, assignée à résidence
par la junte militaire au pouvoir en Birmanie, n'avait pas pu venir le récupérer. Vingt-trois ans après, l'opposante birmane, qui a passé quinze années de sa vie privée de liberté, reçoit son prix en mains propres ce mardi au Parlement européen à Strasbourg. La «Dame de Rangoun», libérée en 2010 puis élue députée aux législatives partielles de 2012, jouit toujours d'une aura certaine à l'étranger. Dans son pays toutefois, cette image d'icône intouchable s'étiole peu à peu.
En cause notamment, son silence assourdissant après les violences anti-musulmanes qui ont secoué le pays ces deux dernières années, notamment contre les Rohingas, minorité venue du Bangladesh. «Je parle tout le temps des minorités ethniques. Mais mes déclarations ne sont pas assez provocantes pour plaire à tout le monde», s'était-elle justifiée en avril dernier, alors que les affrontements inter-religieux avaient fait des dizaines de morts
le mois précédent. Sa proximité avec les anciens chefs militaires - ceux qui furent ses geôliers - choque
également au sein même de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND).
Un rapprochement périlleux avec le régime
Depuis 2011 et l'auto-dissolution de la junte au pouvoir depuis des décennies, l'actuel président et ex-militaire Thein Sein a certes engagé le pays dans de profondes réformes. Beaucoup appellent néanmoins à la
prudence et n'apprécient guère de voir Aung San Suu Kyi passer son temps à Naypyidaw, dont les militaires
ont fait la capitale, ou encore participer à une parade militaire aux côtés des généraux, comme ce fut le cas
en mars dernier.
A la LDN, on lui reproche en outre son refus de déléguer. «Personne n'ose s'exprimer devant Aung San Suu Kyi,
ce qui est très regrettable», confiait il y a quelques mois U Win Tin, un des co-fondateurs du parti, au New York Times: «ce n'est pas par peur, mais par admiration». «Sa capacité à inspirer, son rôle de leader, ne se discutent
pas, estime pour sa part Olivier Guillard, directeur de recherches à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (Iris). Il en va peut-être un peu différemment de sa capacité à écouter les échelons subalternes de
son parti qui, pourtant, gagnerait à se régénérer sans tarder en vue des échéances capitales à venir.»
<aside class="fig-embed fig-exergue"></aside>«La Dame conserve auprès d'une majorité de Birmans une aura que personne n'est en mesure de lui contester»
Malgré ces reproches, Aung San Suu Kyi reste la seule grande figure de l'opposition en Birmanie, où l'ombre
de l'armée plane encore partout. Comme l'assure Olivier Guillard, elle conserve «auprès d'une majorité de
Birmans une aura que personne n'est en mesure de lui contester». Toutefois, «son nouveau statut
d'ex-opposante embastillée et de parlementaire (...) l'obligent à tenir un rôle nouveau, bien plus complexe
et délicat, à faire le grand écart entre les aspirations de ses admirateurs et concitoyens et l'indispensable
logique de compromis politique avec les tenants du pouvoir», explique le spécialiste.
L'opposante appelle à maintenir la pression sur son pays
Pour ses défenseurs, le rapprochement d'Aung San Suu Kyi avec le régime relève avant tout d'un
indispensable calcul politique. L'opposante souhaite avant obtenir l'amendement de la Constitution
dont elle a besoin pour se présenter à la prochaine présidentielle, en 2015. L'opposante ne s'en cache
pas: «Je veux être candidate à la présidence et je suis assez claire sur le sujet», a-t-elle fait savoir en juin
dernier. Or la Constitution interdit à une personnalité politique dont le conjoint ou les enfants ont une
nationalité étrangère d'être candidat à la présidence ou à la vice-présidence. De quoi barrer la route à
l'opposante, qui avait épousé l'Anglais Micheal Aris (aujourd'hui décédé) en 1972, avec qui elle a eu
deux enfants, eux aussi britanniques.
En rencontrant lundi à Luxembourg les ministres européens des Affaires étrangères, Suu Kyi a ainsi appelé
l'Europe à maintenir la pression sur le régime birman, notamment pour faire modifier la Constitution, qui
selon elle «n'est pas démocratique». Ses appels ont-ils une chance d'aboutir? La question de l'amende-
ment est en tout cas «au cœur de tous les débats» dans le pays, assure Olivier Guillard, qui rappelle toutefois
«que l'USDP (parti au pouvoir) a laissé entendre ces dernières semaines qu'une révision constitutionnelle
serait ‘une option très dangereuse pour l'Etat et les populations, orientant la nation vers le chaos'».