Peut-on lire du Rowling comme du Kipling ? C'est le pari de François Comba, professeur à Sciences Po, qui ouvre cette année un cours sur les enjeux politiques, psychanalytiques et littéraires d'«Harry Potter». Ça méritait bien quelques explications.
BibliObs Vous êtes historien de formation, et vous vous retrouvez à donner cours sur «Harry Potter» à Sciences Po. Ça peut sembler étonnant, non?
François Comba J’espérais depuis longtemps que Sciences Po me laisserait créer cet enseignement sur «Harry Potter». Je perçois un double intérêt dans cet ensemble romanesque. D’abord, quoi qu’on en dise, c’est un texte et une œuvre d’art – je n’ai pas le sentiment de déroger en m’occupant de ce livre. Ensuite, c’est un objet qui est encore en friche. Certes, énormément de travaux lui ont été consacrés, de nombreuses thèses ont été écrites ainsi que quelques ouvrages à destination d’un public élargi. Mais tous ces ouvrages peuvent être subdivisés en deux catégories.
Les premiers sont à destination du grand public et plus précisément de la presse et des parents affolés. Ils avaient pour objectif de rassurer en expliquant un phénomène de société. Beaucoup de journalistes, comme Isabelle Smadja, ont travaillé sur les chiffres de vente. Leur souci était de proposer une analyse globale du texte pour expliquer son succès en librairie. C’est une démarche que je trouve ahurissante, on sent dès qu’elle est énoncée qu’elle est fautive. Le succès d’un livre ne démontre en rien sa qualité. En l’occurrence, le succès de ce cycle «Harry Potter» a été une malédiction. Surtout en France, où il est dit que si un ouvrage se vend, c’est parce qu’il est mauvais: un préjugé qui ne repose, à mon sens, sur aucune réalité. Ainsi, personne n’a été amené à considérer qu’on avait affaire à un objet littéraire.
La deuxième catégorie d’ouvrages consacrés à «Harry Potter» reste les thèses. Le problème de ces thèses est qu’elles ont fragmenté l’objet, en choisissant d’en étudier des aspects extrêmement spécialisés qui ne permettaient pas non plus de proposer une interprétation globale de l’œuvre. Dans les deux cas, le texte est manqué, il attend toujours. D’où le sens de mon cours.
Ceux qui se sont penchés sur le texte ont été obligés de concéder que ce livre avait des mérites. Certes, disaient les uns, ce roman recycle avec adresse toute une culture de la fantaisie, du roman gothique; les autres reconnaissaient que ce «livre pour enfants» était habile, trouvaient aux héros des ancêtres comme les personnages du Club des Cinq… Chacun y est allé de son petit compliment, non sans condescendance.
Le problème est que personne n'a osé se dire, tout simplement, que ce livre pourrait égaler, dans son genre, des ouvrages comme «Robinson Crusoé», «David Copperfield» ou «le Livre de la jungle», c’est-à-dire des livres qui ont d’abord passionné les enfants, mais qui ont aussi très rapidement rencontré un public d’adultes. Si Kipling reçoit le Prix Nobel de Littérature en 1907, à l’âge de 42 ans, c’est bien qu’il n’y a pas eu que les enfants pour le lire ! «Harry Potter» peut aussi être lu comme une œuvre littéraire, comme une œuvre savante, subtile et magnifiquement agencée. Un travail de critique littéraire peut être fait sur ce livre. Pourquoi à Sciences Po ? Parce que le texte contient des enjeux politiques que je voudrais analyser avec mes élèves.
François Comba, historien de formation, donne cette année un cours à Sciences Po sur les enjeux politiques, psychanalytiques et littéraires d'"Harry Potter". (DR Nathalie Deuil) |
On va y venir, mais d'abord, qu’est-ce qui donne à ce roman une valeur littéraire?
La valeur du livre de J.K. Rowling, à mon sens, tient dans les choix qu’elle a faits dès le début de son projet d’écriture : la position du narrateur par exemple, avec dans l’ensemble une focalisation interne sur Harry, de sorte qu’elle est toujours avec lui, un œil sur ses pensées, un œil sur ses actes, et en même temps dans une sorte de distance ironique vis-à-vis de lui. Il y a là une tenue de la narration. La question de la voix narrative est absolument décisive. Il n’y a pas un grand roman qui n’ait effectué un arbitrage subtil sur ce sujet. Cette focalisation sur Harry donne une axialité, une force directrice au texte qui a ce héros comme origine, thème et fin. Ce choix de focalisation transforme le cheminement d’Harry en une véritable anabase, une montée vers sa vérité intérieure.
L’autre intérêt de ce livre, et sa grande originalité, tient à la façon dont l’auteur met en forme le temps: elle obtient le sentiment de la durée en faisant mûrir son écriture à mesure que son héros grandit. Lorsqu’il est enfant, elle choisit une écriture enfantine, elle s’exprime en termes clairs et entiers, et à mesure qu’il grandit, elle complexifie sa pensée. Elle augmente la part d’analyse dans son récit, parce que les capacités d’analyse de son héros (et de son lecteur, s’il a grandi avec elle) ont augmenté. On a donc ici une mise en forme du temps qui est sans exemple dans l’histoire de la littérature de jeunesse. Son livre est également le roman le plus long de la langue anglaise, plus long encore que le «Quatuor d’Alexandrie» de Lawrence Durrell.
Harry Potter reste aujourd’hui catégorisé «littérature de jeunesse». Qu’en pensez-vous?
J’ai lu récemment dans la presse: «Sciences Po va s’occuper de la littérature de jeunesse». C’est mignon, mais c’est une erreur fondamentale ! Ce qui me frappe justement dans ce livre, c’est que l’auteur a essayé d’écrire un livre pour la jeunesse, qu’elle s’y est tenue pendant les 2-3 premiers volumes, et qu’ensuite elle n’y arrive plus!
L’écriture et l’intrigue se complexifient de plus en plus, et on ne me fera pas croire qu’un enfant de 13 ans a réellement lu le tome 5, «Harry Potter et l’Ordre du Phénix», qui est très long, poisseux, aride, on est pris dans une brume froide, grise, oppressante et les descriptions s’allongent sensiblement, de sorte qu’un enfant ne peut pas s’amuser à toutes les pages, il ne peut lire ce tome qu’en sautant des pages. Ce sont les grands adolescents et les adultes qui s’y sont intéressés. Ce cycle «Harry Potter» a tout de la littérature de jeunesse dans les premiers opus, mais il cesse rapidement de l’être. On a affaire a de la littérature tout court.
On m’a raconté que J.K. Rowling a été filmée il y a quelques années alors qu’elle faisait une lecture de son roman à une classe d’enfants âgés de 10-11 ans, en Angleterre. Elle a fait une petite introduction à cette lecture, et cette introduction était littéralement terrifiante : «La vie est dure, disait-elle, il faut se battre, il faut travailler.» Son discours avait quelque chose de très angoissant, on sentait une guerrière, une femme en lutte. Bien sûr, à l’écrit, elle enrobe cette réalité d’une certaine grâce et surtout de beaucoup d’humour, mais l’âpreté dans son écriture fait régulièrement surface.
La mise en abîme de l’écriture est omniprésente dans le cycle, particulièrement avec le thème de la presse, que Rowling ne ménage pas. Une scène dans le tome 1 montre que l’actualité tombe littéralement sur les élèves à l’heure du petit-déjeuner, sous la forme de journaux jetés par les hiboux arrivant de la ville. Et tout au long de la saga, le héros est dans un bras de fer constant avec 'La Gazette du sorcier'. N’est-ce pas une façon de mettre en garde les jeunes lecteurs contre la façon dont les médias régentent leur vision du monde ?
Oui, de toute évidence. Non seulement elle les met en garde, mais surtout elle leur donne la clef, en leur disant : «vérifiez que c’est bien écrit». Regardez les articles de Rita Skeeter [personnage de journaliste corrompue, ndlr], ou les extraits de sa biographie diffamante de Dumbledore: on sent que J.K. Rowling pastiche pour l’occasion un certain style de presse et dénonce cette façon d’écrire.
De même quand elle prête sa plume à Percy Weasley, orgueilleux préfet-en-chef à Poudlard et sous-fifre du malhonnête Ministre de la Magie à partir du cinquième opus. Son écriture dans sa correspondance, pleine d’infatuation vaniteuse, rappelle celle de Mr Collins dans «Orgueil et Préjugés». J.K. Rowling demande donc à ses lecteurs de se méfier de leurs informateurs : ils reconnaîtront l’imposture car ce sera mal écrit. Il y a ici une restauration de l’idée de l’écriture noble, exigeante, honnête. Le message est clair: avec une bonne éducation littéraire, on démasque les faiseurs de phrases qui sont des faiseurs de mensonges.
Le thème de la désobéissance civile sous-tend toute l’évolution du héros, particulièrement dans les derniers volumes. Diriez-vous comme Isabelle Smadja qu’Harry Potter est le premier héros anticapitaliste, antimondialiste, dans la ligne des émeutes de 1999 à Seattle ?
Quand on cherche du politique dans un texte, on en trouve. J.K. Rowling ne nous vend pas de carte de parti. C'est avant tout une romancière. Elle met en scène des personnages fictifs. Ils ne sont certes pas dépourvus d’une dimension politique. Mais elle ne contrôle pas la lecture politique qui peut être faite de ses œuvres, et le risque de surinterprétation qui l’accompagne.
D’ailleurs, assez significativement, dans le trajet qu’Harry doit accomplir, il est amené à réévaluer Dumbledore, sacré dans le premier opus comme une référence absolue et quelque peu idéalisée. Autrement dit, il se retrouve sans leader. On lui demande expressément dans le volume 7 de sortir d’un culte du chef qui lui serait fatal. J.K. Rowling est trop attachée à cette idée de l’indépendance de l’esprit pour qu’on puisse réduire son héros à un anarchiste ! Cela dit, je peux me tromper.
Connaissez-vous cette formule de Gide à propos de Maupassant ? «Maupassant est à chacun de ses lecteurs la même chose et ne parle à aucun en secret.» Autrement dit, il n’est pas un écrivain ! Je rejoins Gide totalement: un écrivain est quelqu’un qui n’est à aucun de ses lecteurs la même chose et qui parle à chacun en secret. C’est pourquoi la critique est possible.
A Poudlard, le rôle initiatique du sport prend des proportions hallucinantes pendant les fameux matchs de «Quidditch». Une façon de singer l’importance hypertrophiée donnée par les Anglo-Saxons à certains rites collectifs?
Il faut le dire, ces pages sur le Quidditch sont absolument extraordinaires ! D’inventivité, d’abord, car J.K. Rowling invente un sport de toutes pièces : un sport évidemment totalement idiot, ce qui permet déjà de répondre à votre question ! L’enjeu est le renforcement et la réaffirmation de la virilité. Le choix fait est celui du corps sur l’intelligence. Harry lui-même, pourtant si réfléchi, cesse de l’être quand il joue au Quidditch, et laisse l’instinct de survie conduire ses choix. Il a besoin non plus d’un cerveau, mais d’un corps et d’un balai plus rapides et réactifs que ses adversaires. J.K. Rowling décrit un mouvement d’identification, d’oubli de soi provoqué par la présence de la foule. Le lecteur est affolé, surtout s’il n’a pas l’habitude des stades, car chaque personnage semble descendre au plus bas de lui-même quand il joue un match de Quidditch, le regarde ou le commente. La compétition devient haine de l’adversaire et nourrit le patriotisme de chaque maison dans cette mini-société qu’est Poudlard.
La grande ironie de cette trouvaille formidable qu’est le Quidditch, c’est que J.K. Rowling nous sert un ou deux matchs par volume jusqu’au troisième opus ; à partir de là, on sent qu’elle n’a envie que d’une chose: s’en débarrasser ! Le tournoi des trois sorciers prend le pas sur le Quidditch dans le 4e opus, Dolores Ombrage interdit à Harry de jouer au début du 5e, et c’est Rogue qui prend le relais dans le 6e en infligeant à Harry des heures de retenue sur ses heures d’entraînement.
Mais elle ne parvient qu’à moitié à se défaire de ce sport, car ses personnages sont, comme Sartre le voulait, vraiment libres : elle, maîtresse-écrivain, réussit cette prouesse stylistique d’inventer un sport et d’y faire croire, si absurde soit-il, mais elle peine ensuite à en détourner ses personnages. Ils veulent jouer, et de plus en plus ! Ils lui imposent le retour du jeu au fil des opus, elle ne sait plus comment les arrêter : les punitions des professeurs arrêtent Harry, mais la fièvre a gagné d’autres personnages, Ron par exemple, qui rejoint ses frères Fred et George.
La métaphore de la discrimination raciale est très présente avec les notions de «Moldus», de «Sang-mêlés», de «Sang-purs»…
Un message politique est parfaitement repérable : « ne soyez pas raciste ». Mais surtout, J.K. Rowling met en garde contre le racisme inconscient, celui de Ron notamment, qui peine à traiter les Elfes de maison en égaux. J.K. Rowling sait à quel point l’adolescence est une période décisive, pendant laquelle chacun est invité à atteindre un niveau de conscience propre à abandonner de tels réflexes. Ron constitue un parfait exemple de l’évolution qu'elle voudrait voir chez chacun de ses petits lecteurs.
Mais le grand paradoxe de son roman, c’est qu’il prend place dans un monde extrêmement élitiste et fermé. Poudlard fonctionne comme une école d’élite, ouverte seulement à quelques élus, parce qu'ils sont dotés d’un don de sorcellerie. On n'est pas si loin de l’enseignement supérieur anglais, lui aussi extrêmement exclusif, avec des coûts de scolarité de plusieurs dizaines de milliers de livres.
Symboliquement, elle aurait pu imaginer un lieu plus propre à servir son message d’égalité ! J.K. Rowling a dû sentir ce décalage gênant, car dans son roman suivant, «Une place à prendre», elle rectifie le tir et fait l’éloge des écoles publiques anglaises au sens français du terme, c’est-à-dire ouvertes à tout le monde et y compris aux plus démunis. Elle y rappelle que la mission d’une société est de former et de donner une chance à tous les enfants, quelles qu’en soient les répercutions fiscales.
Harry est dans une quête permanente de ses origines et de son identité, et les différents volumes lui livrent au compte-goutte des indices de ce qui s’est vraiment passé le soir de la mort de ses parents… Comment expliquez-vous la fascination qu’exercent les héros orphelins sur les adolescents?
Marthe Robert a répondu à cette question dans «Roman des origines et origines du roman». Il y a deux statuts pour le héros : soit c’est un orphelin, soit c’est un bâtard. Harry, à mon sens, est un peu des deux. Certes, il est orphelin. Mais comme le professeur Severus Rogue a été très amoureux de sa mère, Harry est aussi un bâtard, symboliquement, en ce que Rogue le protège comme un fils sans se l’avouer à lui-même.
Le héros prend conscience de cette filiation symbolique dans le dernier opus et nommera d’ailleurs son fils Albus-Severus, lui donnant ainsi les noms des deux hommes qui l’auront le plus protégé. Une façon pour Harry de congédier son parrain Sirius, qu'il a pourtant beaucoup pleuré à sa mort. Ce retournement est très intéressant.
Il s’organise d’ailleurs un trouble dans les derniers instants de Rogue : «Regardez-moi dans les yeux», répète-t-il à Harry, qui a hérité des yeux de sa mère. Je n’ai pas la réponse, mais je pose la question: est-ce qu’à cet instant précis, Rogue ne comprend pas enfin quelque chose à sa propre existence? Rogue est celui qui sait admirablement fermer son esprit et dissimuler sa pensée, si bien qu’il ne comprend rien lui-même à sa pauvre vie. Il semble avoir adopté Harry complètement inconsciemment, malgré lui.
Admettre cette filiation permettrait d’expliquer la compétition très oedipienne qui oppose Harry et Rogue…
En effet, d’ailleurs remonter au mythe d’Œdipe permet de mieux comprendre l’évolution d’Harry : la pièce de Sophocle décrit un roi cherchant à débarrasser sa cité de la peste. Il sait qu’il doit pour cela trouver le meurtrier du précédent roi, Laïos, et découvre au terme de l’enquête que le meurtrier n’est autre que lui-même.
Harry connaît une trajectoire sinon similaire, au moins parallèle : voulant débarrasser le monde de Voldemort, il réalise au terme de ses pérégrinations qu’il lui faut se sacrifier lui-même. Non seulement il finit par réaliser qu'il est le fils spirituel de Rogue, mais il découvre aussi qu'une très ancienne généalogie fait de Voldemort son cousin, de sorte qu’on est encore dans une histoire de famille. Au fil des tomes on remonte donc plus profondément dans le temps, car Harry comprend, comme Œdipe, qu’il ne pourra avancer sainement vers l’avenir sans avoir élucidé le passé.
Propos recueillis par Clémence Faber