Ils sont agriculteurs, médecins, commerçants. Parfois consultants, plus rarement fleuristes ou tatoueurs. Ils sont venus en couple, en famille, entre amis. Ce samedi de la mi-février, c'est à Arras. A la fin de janvier, c'était à Paris. Demain, ce sera à Quimper, à Bayonne ou à Bordeaux. Ils sont là, attirés par la promesse d'un monde meilleur où la protection sociale coûte moins cher. Un monde dans lequel on pourrait librement arrêter de payer ses cotisations maladie et retraite à la Sécurité sociale et prendre une assurance privée. Ils se vivent en esclaves d'un système étatisé et se rêvent en héros, libérés de la Sécurité sociale.
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La tentation n'est pas nouvelle. Ces cinquante dernières années, Pierre Poujade, Gérard Nicoud (Cidunati) ou encore Christian Poucet (CDCA) ont cultivé le populisme fiscal. Désormais, la révolte contre le monopole de la Sécurité sociale emprunte la voie ouverte par Claude Reichman, un chirurgien-dentiste parisien. Son combat a 20 ans, mais la crise qui réduit les marges des entreprises, les ratés du Régime social des indépendants -le RSI, la Sécu de ces professions- et les projets gouvernementaux en matière de santé et de fiscalité lui ont donné une nouvelle vigueur. Un site Internet lancé en avril 2014 et les réseaux sociaux élargissent et rajeunissent son public.
Moyennant 10 euros de participation aux frais, les indépendants se pressent pour assister aux réunions d'information des "libérés". Ils sont 100 dans les petites villes, 400 ou 500 dans les plus grandes. Ils connaissent leur sujet par coeur. Ils corrigent l'orateur lorsqu'il se trompe sur une date -"mars, mars, mars" au lieu d'un 23 octobre erroné-, l'appuient dans ses outrances antisystème -"Ah, oui!", "Bien sûr!"- et rient de ses bons mots. Quand, enfin, arrive la séance des questions-réponses, celui qui tient le micro commence toujours par : "La libération, j'y pense de plus en plus..."
On se présente en donnant le montant que l'on doit aux organismes de Sécurité sociale : 18 000, 22 000, 40 000 euros -qui est le plus persécuté? En aparté, un "non-libéré" s'inquiète auprès d'un "libéré" : "Est-ce que c'est bien légal tout ça ?" C'est la bonne question...
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Le tatoueur Frédéric Pennequin a quitté la Sécu voilà un an, quand il a reçu une facture du RSI de 18 000 euros.
Sébastien Jarry/Andia.fr pour L'Express
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Sur le devant de la scène, deux hommes se répartissent les rôles. A Claude Reichman, le récit de deux décennies de "libération". Habillé comme un notable, costume sombre, cravate, pochette, il ne résiste jamais à une blague de salle de garde, surtout lorsqu'il s'agit de viser Marisol Touraine, ministre de la Santé. Il arpente la scène, parlant de "complot", de "mensonge d'Etat". Il se compare à Eliot Ness, qui a su faire tomber Al Capone par un chemin détourné, met volontiers en avant les 70 à 80 procès qu'il a menés contre la Sécu, mais reste plus discret sur sa situation actuelle. Après avoir perdu tous ses procès, il a dû retourner dans le bercail de la Sécu. Pas forcément désagréable : il perçoit une retraite comme tout le monde et relève désormais de l'assurance-maladie.
Le "libéré" le plus célèbre de France ne l'est donc pas. Qu'importe. On se presse autour de lui, il savoure sa célébrité, à l'échelle de son petit monde. On lui demande conseil, il répond qu'il faut s'adresser à l'association qu'il a créée, le Mouvement pour la liberté de la protection sociale (MLPS), qui, moyennant 230 euros par an, aide les "libérés" à "briser leurs chaînes".
Son partenaire se présente comme "Laurent C., quadra de l'informatique et père de cinq enfants". Tout le monde vous glisse son patronyme intégral, lui tient à rester anonyme. Il s'est désaffilié de la Sécu à la fin de 2012, quand, dit-il, il s'est rendu compte qu'il allait payer 30% en plus de taxes et d'impôts sans gagner plus. Quelques semaines plus tard, il crée un blog sous forme de journal -"Je quitte la Sécu". Il en a fait un livre édité à compte d'auteur qui s'écoule comme des petits pains lors des réunions des "libérés"- 19 euros, dédicace comprise. Il dit que les économies réalisées en s'adressant à un assureur privé à l'étranger lui ont permis de payer les salaires au moment où son entreprise subissait un trou d'air, en octobre. Le plus cocasse est que sa société a des contrats avec l'assurance-maladie, l'Union des caisses de Sécurité sociale (Ucanss) et même le "ministère de l'Economie et des Finances" : ces références apparaissent en bonne place sur son site.
Combien sont-ils exactement? Difficile de le savoir
Au-delà des plus militants, combien sont-ils à se laisser convaincre de franchir la frontière pour s'assurer, les compagnies étrangères étant les seules à proposer cette prestation ? Difficile de le savoir. Le Mouvement des libérés a délibérément choisi de ne pas s'organiser en association pour ne pas risquer d'être poursuivi pour "incitation à la désaffiliation". L'association Vendée Initiative, qui assume, sur le site, le rôle d'éditeur légal, n'est qu'une coquille vide. Claude Reichman, lui, refuse de s'exprimer sur le nombre de dossiers dont s'occupe sa structure, le MLPS, au motif qu'il "fait l'objet d'une surveillance incroyable", mais il n'hésite pas à affirmer qu'il y a de 60 000 à 70000 "libérés".
Jennifer Landry, une dermatologue très active, avance le nombre de 80000 parce que, dit-elle, "l'an dernier, on était de 50 000 à 60000 et que le mouvement n'arrête pas de grossir". Laurent C, lui, donne une fourchette entre 30000 -ce serait le nombre de cartes de tiers payant délivrées par l'assureur britannique Amariz, le seul à s'être lancé sur le marché de la maladie- et 60000. Le succès de son livre sur Amazon n'est-il pas la preuve que les "libérés" se bousculent? Il est, en fait, n°1 dans la catégorie des "e-books dédiés à l'assurance", soit, de l'aveu d'Eyrolles, éditeur de la version électronique, quelques centaines d'exemplaires vendus au maximum.
La petite vingtaine de militants qui animent le site des "libérés", organisent des réunions et transmettent la bonne parole l'a bien compris : un peu d'aplomb suffit pour gagner en crédibilité. Ils répètent à l'envi cette démonstration aux allures de syllogisme, au coeur de leur combat : le RSI est une mutuelle; les mutuelles sont soumises à concurrence; donc le RSI doit être soumis à la concurrence. Imparable, à condition de prouver que le RSI est bien une mutuelle... ce qu'ils ne font pas. Les activistes renvoient sans cesse à une proposition de loi datant de 1994 "tendant à abroger le monopole de la Sécurité sociale", qui a terminé sa vie dans les archives de l'Assemblée nationale sans même être examinée, brandie comme une réalité incontestable -"forcément, si c'est écrit...".
Les sanctions ont été durcies: quitter la Sécu devient un délit
Le culot aide aussi à se rêver un peu plus nombreux qu'en réalité. Exemple avec Christian Person, ce chef d'entreprise qui inonde la presse de tribunes réclamant la fin du monopole. Vérification faite, il reste affilié à la Sécu parce que son comptable lui a dit que s'assurer ailleurs était bien trop dangereux. Mais il prend date car, demain, il pourrait y avoir "de formidables opportunités de business" dans son secteur, le portage salarial.
Du côté des caisses de Sécurité sociale, on juge le phénomène marginal. Le RSI avance le nombre de 769 personnes ayant fait part, au début de janvier, de leur souhait de se désaffilier. L'Acoss, qui chapeaute toutes les caisses, estime à un petit millier le nombre de "libérés". Pas de quoi s'affoler, en apparence. Pourtant, le gouvernement comme les organismes de Sécurité sociale sont très vigilants. A la fin de 2014, deux épisodes judiciaires leur ont donné des sueurs froides.
Successivement à Limoges et à Nice, des juges demandent au RSI de prouver son inscription au registre de la mutualité. Aussitôt, les "libérés" crient victoire. Pour eux, c'est fait, puisqu'on lui demande cette preuve, forcément le RSI est une mutuelle et le monopole de la Sécu tombe ! Ils oublient que, dans le premier cas, la cour d'appel n'a pas encore rendu sa décision -elle le fera le 23 mars- et que, dans le second, un appel a été interjeté.
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La ministre de la Santé, Marisol Touraine, est la cible d'attaques. Sa faute? Exercer sa tutelle sur la Sécu.
afp.com/Bertrand Guay
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Pas question, pour le gouvernement, de laisser le mouvement profiter de ces péripéties judiciaires. La riposte est immédiate. Lors du vote de la loi de financement de la Sécurité sociale, en octobre 2014, les sanctions sont durcies à l'encontre des personnes qui inciteraient à se désaffilier : elles risquent désormais deux ans d'emprisonnement et/ou 30 00 0 euros d'amende. Quitter la Sécu devient un délit, punissable de six mois d'emprisonnement et de 15 0 00 euros d'amende. Pour l'instant, aucune procédure n'a été engagée -les pouvoirs publics ne veulent pas risquer d'être déboutés le jour où ils utiliseront cette arme.
Mais la menace porte. Au-delà des fanfaronnades, artisans, commerçants, indépendants sont, en réalité, bien peu nombreux à se désaffilier. Trop d'inconnues. Il y a ces experts-comptables qui menacent de ne plus les accompagner. Cette angoisse de perdre les aides européennes pour les agriculteurs, ce numéro d'agrément octroyant des avantages fiscaux ou l'accès aux marchés publics pour les autres, cette retraite pour laquelle on a cotisé si longtemps et cette assurance-chômage si bienvenue en cas de difficultés extrêmes. Alors, ils se renseignent encore et encore, écoutent des réponses souvent stéréotypées, rarement convaincantes. Ils fréquentent les réseaux sociaux, se complaisent dans cette atmosphère paranoïaque où les ordinateurs s'éteignent tout seuls, où les messageries sont piratées et les médias, hostiles. Sans franchir le pas.
La décision de la cour d'appel de Limoges, le 23 mars, sera déterminante. Si les juges donnent tort au RSI et considèrent qu'il peut être assimilé à une mutuelle, "ce sera un tremblement de terre", reconnaît un responsable des caisses. En attendant le pourvoi en cassation, l'arrêt de la cour d'appel s'appliquera, ouvrant une brèche légale dans le monopole de la Sécu. Dans le doute, l'exécutif prépare, pour le deuxième trimestre, de nouveaux outils destinés à décourager les indépendants de s'affilier auprès d'un assureur européen.
A contrario, si Limoges confirme le monopole, les "libérés" seront privés d'un argument dont ils usent et abusent depuis quelques mois. Pour avoir trop revendiqué une victoire qui n'en était pas encore une, ils devront assumer une défaite bien réelle. La Sécurité sociale fêtera, elle, ses 70 ans.
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