Ceux qui accordaient encore un peu de crédit aux thèses politiques de Michel Onfray liront avec profit l’entretien qu’il a donné au Point à propos des attentats du 13 novembre. Pour avoir réfuté ses vues sur l’immigration, on avait été accusé d’empêcher le débat par des anathèmes (ce qui était notoirement faux, puisque le numéro de Libé consacré aux déclarations d’Onfray était justement précis et argumenté et que personne n’y a répondu sérieusement depuis). Cette fois, la déclaration du philosophe parle d’elle-même : on a rarement vu dans le même texte autant d’erreurs factuelles, d’embardées géopolitiques et, finalement, autant de légèreté intellectuelle. Onfray accuse les démocraties d’être les vraies responsables des attentats. Voilà où nous mènent les faux penseurs qui croient qu’en accusant rituellement le «politiquement correct», on gagne aussitôt un brevet de lucidité…
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L’entretien commence par distinguer entre le journaliste qui vit «dans le temps court et l’émotion» et le philosophe «qui vit de réflexion». Pur argument d’autorité, qui ne démontre évidemment rien. Banalité affligeante, aussi, qu’aucun journaliste ne contestera quand il s’agit de vrais philosophes.
L’ennui, c’est que la suite du texte est proprement consternante par son mépris des faits (que le journaliste s’efforce de respecter, lui) et par les sophismes qui se succèdent en rangs serrés (que le philosophe devrait pourtant éviter). Onfray se place dans les hauteurs de la pensée et relègue ses contradicteurs dans la trivialité de l’instant . Occupé de fulgurantes proclamations, il tombe dans tous les pièges qui s’ouvrent sous les pas de ceux qui marchent la tête dans les nuages de leur propre certitude.
Un tableau brossé en quelques phrases
L’agression du 13 novembre, dit-il, «répond à d’autres actes de guerre dont le moment initial est la décision de détruire l’Irak de Saddam Hussein par le clan Bush et ses alliés […]. La France fait partie, depuis le début, hormis l’heureux épisode chiraquien, de la coalition occidentale qui a déclaré la guerre à ces pays musulmans. Irak, Afghanistan, Mali, Libye…» Le Point demande si cette analyse n’est pas une manière de dédouaner les terroristes – chose évidente pour tout lecteur. Non, répond Onfray, qui reproche à la France de «faire la guerre à un peuple qui est celui de la communauté musulmane planétaire, l’oumma […]. Le premier agresseur est occidental […], ajoute-t-il, il s’agit de George Bush.» En quelques phrases mirobolantes et péremptoires, voilà le tableau brossé : l’Occident a attaqué l’islam, l’islam se défend en venant tuer au cœur de Paris. Au fond, c’est tout simple. Les tenants du «politiquement correct» refusent de voir cette réalité que le philosophe, lui, a détectée.
Quelques rappels factuels, toutefois. La montée géopolitique de l’islamisme n’a pas commencé en Irak mais en Iran, contre le chah, et en Afghanistan contre l’occupation russe avant de se propager dans l’Algérie de la guerre civile. Les Etats-Unis soutenaient le chah (musulman) avant de l’abandonner au profit de ses opposants (musulmans). Ils luttaient aussi, pour contrer l’URSS, aux côtés des insurgés afghans (musulmans, parmi lesquels un certain Ben Laden). La France, enfin, soutenait le gouvernement algérien (musulman) contre le Groupe islamique armé, le GIA (musulman).
La première guerre d’Irak a été menée par George Bush père pour venir au secours du Koweït (musulman). Il s’agissait de contrer l’agression de Saddam Hussein (musulman), qu’on pouvait difficilement laisser sans réponse, sauf à déstabiliser l’ensemble des pays du Golfe (musulmans) que les Occidentaux estimaient nécessaire de soutenir. La deuxième guerre d’Irak n’a pas été décidée sur un caprice, mais après l’attentat du 11 Septembre, fait essentiel à la compréhension des enchaînements, qu’Onfray s’abstient de rappeler pour qu’on ne voit en rien dans l’action américaine une quelconque réponse à l’agression. La guerre d’Irak, d’ailleurs, ne fut pas la première réplique au 11 Septembre. Elle a été précédée d’une intervention en Afghanistan, dont le régime intégriste abritait les terroristes d’Al-Qaeda (intervention menée avec une coalition de musulmans anti-talibans).
Au mépris des musulmans humanistes
La deuxième guerre d’Irak fut, à coup sûr, une tragique erreur fondée sur un mensonge d’Etat. Mais faire remonter l’affrontement avec l’islamisme à ce seul événement (dont la France s’est désolidarisée alors qu’elle est frappée aujourd’hui) est une simplification infantile. On peut contester toutes ces décisions, toutes ces guerres, bien sûr. Mais les présenter comme une simple agression de l’Occident contre l’islam est sommaire et faux. La plupart du temps, il y a des musulmans des deux côtés de la ligne d’affrontement. Manifestement, le philosophe qui «vit de réflexion» est incapable de penser cette complexité.
Du coup, il reprend de manière naïve et, au fond, dangereusement masochiste, le discours des intégristes, qui ne cessent de présenter leurs crimes comme une réponse à l’agression occidentale. Il fait de Daech – quel honneur ! – le cœur même de l’Oumma, conférant à cette phalange obscurantiste et terroriste le statut de représentant légitime de l’islam dans le monde ! Il avalise aussi bien la dénomination de «croisés» donnée aux Occidentaux par les intégristes. Il le fait au mépris des musulmans humanistes de tous les pays qui se battent courageusement contre l’intégrisme et le terrorisme, et qui sont dissous d’un mot par Onfray dans le concept religieux d’Oumma, base d’une «guerre des civilisations» entre un islam représenté par sa fraction obscurantiste et intégriste et une démocratie soudain réduite à sa composante occidentale (alors que le monde musulman est en partie démocratique : voir l’Indonésie, premier pays musulman du monde, ou bien la Tunisie).
Ridicule euphémisme
Avec cette phrase merveilleuse au passage, concession du philosophe à l’air du temps : «La civilisation islamique à laquelle renvoie l’Etat islamique est en effet puritaine.» Puritaine, c’est le mot ! Les intégristes assassins qui interdisent la musique, le sport, qui détruisent Palmyre, décapitent les récalcitrants et ramènent la femme au Moyen-Age sont effectivement un peu «puritains». C’est leur moindre défaut ; des Quakers un peu excessifs en quelque sorte ! Comme le dit Onfray un peu plus haut dans l’entretien : «Commençons par nommer les protagonistes correctement.»
Ce ridicule euphémisme a d’ailleurs une fonction dans le raisonnement. Diplomate imaginatif, Onfray propose d’ouvrir une négociation directe avec l’Etat islamique. Nous promettrions de ne plus intervenir contre lui en échange d’une mise en sommeil des réseaux terroristes en France. Reconnaître d’un coup Daech comme Etat légitime et proposer aux assassins de s’asseoir autour d’une table (avec ou sans kalachnikov ?), voilà en effet une proposition qui nous sortira de l’odieux «politiquement correct».
On a du mal à situer ces raisonnements abracadabrantesques, entre obsession de l’identité, qui assigne tout individu à son origine (musulmane en l’occurrence, donc «puritaine» à la Daech…) et affirmation de la culpabilité intrinsèque des démocraties occidentales. Une pensée (?) qui proclame à la fois la guerre des civilisations mais refuse toute action contre les intégristes, qui méprise la démocratie (matérialiste, médiatique, cynique, etc.) mais s’en réclame néanmoins, qui reprend dans un salmigondis obscur les thèses de l’extrême droite et de l’extrême gauche. Après cette mise au point, faudra-t-il perdre encore du temps à contredire un analyste aussi confus et inconséquent ?