• « El País », gracias patron !

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    • mardi 23 octobre 2012 11:00

    « El País », gracias patron !

    par François Musseau

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    Un salarié d’El Païs avec un masque de Juan Luis Cebrián à Madrid lors d’un rassemblement en 2011, contre le licenciement de 2500 personnes. Photo Susana Vera / Reuters 

    De notre correspondant à Madrid

     

     

    « Jusqu’alors, El País était gravement touché par la crise publicitaire, par la gestion néfaste de l’entreprise et par des déclarations à l’emporte-pièce de la direction. Désormais, ce journal est agonisant et, pour beaucoup, mort. Je suis fatigué. Je suis en colère. Ce fut un beau voyage. Dommage qu’il se termine de cette façon-là. » Sur son blog, l’écrivain galicien Manuel Rivas n’y va pas avec le dos de la cuillère pour interpréter les soubresauts qui agitent le journal de référence espagnol, étendard de la transition démocratique au lendemain de la mort de Franco. Depuis des années, l’écrivain y signe de grands reportages et des chroniques hebdomadaires. Comme d’autres personnalités intellectuelles de son acabit, Manuel Rivas a explosé, « écœuré » par la façon dont la direction du puissant groupe Prisa — qui regroupe radios, quotidiens, télés… (lire ci-contre) — mène la barque.

    Au sein du journal, et parmi les collaborateurs, l’heure est à la mutinerie. Le comité d’entreprise a décrété dix-huit jours de grève partielle d’ici fin novembre, et a convaincu la quasi-totalité des rédacteurs de ne pas signer leurs articles à certaines dates. De quoi rendre folle de rage la direction, qui invoque la charte du journal : « La non-signature nous paraît un grave manque de respect aux lecteurs. » Le déclic de ce coup de gueule collectif remonte au 5 octobre, lorsque la direction de Prisa annonce un plan social fracassant qui concerne 149 journalistes (dont 21 départs en préretraite), soit environ le tiers de la rédaction. Et les salaires de ceux qui restent sont réduits de 15%.

    La direction invoque une baisse de 60% des recettes publicitaires entre 2007 et 2012, et la nécessité de changer de modèle de développement, en privilégiant la version numérique au détriment du support papier. « Cette reconversion implique une réduction des effectifs. C’est une reconversion douloureuse », a justifié Juan Luis Cebrián, l’homme fort de Prisa. Et d’ajouter, quitte à échauffer les esprits, que la rédaction est « trop chère » et « trop vieille ».

    La saignée que subit le journal de centre gauche, né il y a trente-cinq ans, s’inscrit dans un contexte de brutale crise des médias. Les deux autres quotidiens nationaux, les conservateurs ABC et El Mundo, s’apprêtent également à « écrémer » un tiers de leurs troupes. Entre 2007 et 2011, les bénéfices de ce secteur ont dégringolé de 232 à 58 millions d’euros ; depuis quatre ans, environ 8000 journalistes ont perdu leur emploi et 67 médias ont disparu de la carte, dont trois gratuits, le journal de gauche national Público — qui maintient sa version digitale —, et une flopée de journaux et télévisions locaux. Tous les gros groupes de communication (Vocento, Zeta, Godó…) ont pratiqué des coupes claires dans leurs budgets et leur personnel.

    Mais la révolte qui gronde dans les entrailles — et l’entourage — d’El País dépasse le simple cadre d’un plan social. Ce qui révulse, c’est la manière et le contexte. Beaucoup de rédacteurs se plaignent en interne de la censure, des pressions pour ne pas éventer leur colère, pour certains « dignes de la période franquiste ». « Nos éditos ont craché sur la réforme du marché du travail orchestrée par la droite au pouvoir, car trop libérale et sans scrupule, dénonce le comité d’entreprise. Et notre direction s’est empressée de l’appliquer à cœur joie pour licencier à moindre frais. »

    Maruja Torres, 69 ans, écrivaine barcelonaise à succès et ancienne collaboratrice du journal, dénonce « le départ de journalistes de haut niveau qui seront remplacés par des jeunes rédacteurs dociles, prêts à tout pour 800 euros par mois ».

    Une bonne partie de la rédaction a surtout la désagréable sensation de payer les pots cassés de la désastreuse gestion de Prisa. Après avoir investi dans des affaires qui se sont soldées par des fiascos (la vente du bouquet Digital +, la perte des droits du foot…), la dette du groupe a atteint environ 3 milliards d’euros.

    Le responsable est unanimement montré du doigt : Juan Luis Cebrián qui, d’après le comité d’entreprise, touche 8 millions d’euros par an (13 millions en 2011, en incluant les bonus). Pendant longtemps, il fut un rédacteur en chef brillant et respecté. Jusqu’à prendre en main les affaires du groupe ces dernières années. « Il a joué au capitalisme de casino, fusille Maruja Torres. Il voulait être un requin de Wall Street. Il ne fut qu’une sardine qui a tout raté. » Les légendaires dessinateurs d’El País, Forges et El Roto n’hésitent pas à le tacler, subtilement, dans leurs vignettes quotidiennes.

    Enric González, grand reporter depuis vingt-sept ans, vient de démissionner. Lui s’est lâché : « Que des dizaines de bons journalistes soient virés d’un journal qui baigne dans l’or ses dirigeants et gaspille l’argent dans des stupidités me paraît être une chose grave. »

     

    Paru dans Libération du 22 octobre 2012


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