Les Russes doivent savourer le moment. Ces dernières années, ils ont rarement été aussi courtisés. Pour un court instant, ils sont en position de force. Ils semblent être les seuls en mesure de peser sur ce qui arrive à la Syrie : une lente mais inexorable descente dans le cycle des massacres intercommunautaires.
Le régime de Bachar Al-Assad est l'allié de la Russie. Celle-ci a de gros investissements à protéger en Syrie, où Moscou dispose en outre d'une base navale. Ce pays est le dernier point d'appui de la diplomatie russe dans le monde arabe. L'armée syrienne est équipée de pied en cap par la Russie. Le Kremlin protège la famille Al-Assad. Le veto de la Russie bloque le Conseil de sécurité de l'ONU : rien ne peut se faire sans elle.
Attendu ce vendredi 1er juin à Paris puis à Washington, le président Vladimir Poutine est l'homme que l'on se dispute. Il passe pour être capable de mettre un terme au bain de sang dans lequel la Syrie est plongée depuis quinze mois. Nostalgique inconsolable de l'ère soviétique, l'ancien officier du KGB aime ce genre de situation : la Russie est de nouveau au coeur du jeu diplomatique.
Damas se sait sous protection russe. Depuis que Moscou a torpillé en février une résolution de l'ONU appelant M. Al-Assad à démissionner, le régime est plus sauvage encore dans la répression de la révolte populaire qui le défie. Les massacres perpétrés le 25 mai à Houla dans le nord du pays en témoignent : près d'une centaine de personnes, dont plus de quarante enfants, assassinées à coups de couteau ou d'une balle tirée à bout portant.
Outre le parapluie diplomatique russe et l'absence totale de scrupules des hommes du clan Al-Assad, le pouvoir a encore quelques solides atouts. Il dispose toujours du parrainage et de l'aide de la République islamique d'Iran. Dans l'ensemble, l'armée lui reste fidèle, de même que le noyau dur du gouvernement et du parti Baas, la formation qui se confond avec l'Etat, comme dans un clone du modèle soviétique.
Issu d'une secte minoritaire, celle des alaouites, le régime semble conserver le soutien des autres minorités du pays - chrétiens, druzes et kurdes. A l'image de la Syrie, l'opposition appartient majoritairement à l'islam sunnite.
Le Kremlin peut temporiser, au moins pour quelques mois. Il sait que le mouvement insurrectionnel aura du mal à renverser le régime. Mais les Russes n'ignorent pas non plus que Damas ne peut écraser une révolte aussi populaire.
Ne rien faire est souvent une excellente option diplomatique. En l'espèce, c'est courir le risque de voir l'allié syrien s'abîmer dans un chaos chaque jour plus sanglant - et, in fine, de le perdre totalement. Car hors de la capitale, la Syrie est dans l'engrenage de la guerre civile.
Un témoin direct, dont on conservera l'anonymat, excellent connaisseur de ce pays compliqué, nous décrivait il y a quelques jours une lente descente aux enfers. L'armée assiège des quartiers supposés aux mains des insurgés, elle tire à l'artillerie lourde. "Elle tue, puis elle pille et brûle, poursuit-il ; elle se comporte comme des hordes mongoles en paysétranger." Les plus redoutés sont les Shabiba, les milices alaouites, celles qui ont massacré des familles entières le 25 mai dans des villages du Nord.
Les gens fuient. Le pays compte un nombre croissant de réfugiés de l'intérieur. Des tireurs d'élite ouvrent le feu sur ces colonnes de malheureux. L'Etat se désagrège, il n'y a plus de fonction publique en province. Ersatz de vie économique, la contrebande et le trafic d'armes se portent mieux que jamais.
A la répression répond la radicalisation de l'insurrection. Des groupes d'autodéfense s'en prennent directement à l'armée. Des personnalités du régime font l'objet d'assassinats ciblés. Des attentats meurtriers sont attribués à des extrémistes salafistes.
La sauvagerie de la répression n'a cessé d'isoler le pouvoir. Il y a une dizaine de mois encore, sans doute eût-il été capable de remporter des élections. Aujourd'hui, les affrontements de Syrie prennent la sinistre patine d'une guerre religieuse, voire tribale - évolution que le pouvoir a voulue et favorisée. Le régime se comporte comme une minorité qui a le dos au mur. Pas de quartier parce que pas de porte de sortie : on tue de peur d'être tué. Le leitmotiv du régime est connu : si on doit partir, on brûlera tout et on s'emploiera à déstabiliser la région.
"On commence à entendre les mots éradication, nettoyage, épuration, le discours qui précède les grands massacres", poursuit notre source. Au "Il faut tuer tous les sunnites" entendu côté shabiba, répond la question "Faut-il exterminer les alaouites ?", posée par certains groupes de l'insurrection. Une logique implacable s'installe, celle qui mène "aux grands désastres collectifs", dit encore ce témoin. La région ne restera pas immune.
Venant s'ajouter à tant d'autres, le drame d'Houla est-il "le massacre de trop", celui qui signe le début de la fin pour le pouvoir des alaouites ? Experte auprès du Council on Foreign Relations à New York, Mona Yacoubian s'interroge : "Il se pourrait que ce massacre soit un moment pivot dans ce conflit (...) celui qui va inciter la Russie à s'éloigner du régime."
Non pas que les proches de Vladimir Poutine soient particulièrement indignés par le profil d'une répression qui ressemble fort à celle que le Kremlin a conduite en Tchétchénie. Mais parce que ce massacre enfonce un peu plus la Syrie dans un cycle de chaos sanglant qui finira mal pour les alliés locaux de la Russie. Mme Yacoubian croit que Moscou, ces dernières semaines, a commencé à prendre ses distances avec Damas.
Dès l'instant où le Kremlin jugera que le régime syrien est condamné à être du côté des perdants, la Russie devrait changer de position. Elle deviendrait accessible à ce que Barack Obama, selon le New York Times, proposera dans quelques jours à M. Poutine : le départ de la famille Al-Assad, un pouvoir de transition qui ménagerait les intérêts des minorités et de la Russie, enfin des élections.
Est-il encore temps ?
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