• Fonctionnaires, l’enquête vérité

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    Fonctionnaires, l’enquête vérité

     

     

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    La gauche et les syndicats ne cessent d’invoquer son démantèlement. Mensonge ou réalité ? L’analyse chiffrée démontre que les agents publics n’ont jamais été aussi nombreux. Plongée dans un monde qui ne devrait pas connaître la crise de l’emploi durant les cinq prochaines années.

    Le plus grand plan social de l’histoire du pays ! C’est ainsi que Terra Nova désigne la fameuse règle du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Selon ce think tank proche de François Hollande, elle aurait « abouti à de véritables saignées dans certains ministères ». Dès lors, rien d’étonnant à voir le nouveau président de la République défendre une tout autre philosophie. Avec lui, c’en est fini de la réduction des effectifs. Il annonce au contraire la création de 65 000 postes au cours de son quinquennat, essentiellement dans l’Éducation nationale. Ces embauches viendront-elles grossir le nombre total de fonctionnaires ? Non, répond Hollande, qui promet qu’elles s’effectueront à solde nul en supprimant d’autres emplois publics. Ce qui correspondra à 13 000 départs à la retraite non remplacés chaque année.

    Et il précise que seront concernées « toutes les autres administrations, hormis l’éducation, la sécurité et la justice ». Reste qu’à moins de se dédire, cette dernière affirmation risque de poser un sérieux problème, car un rapport parlementaire d’octobre 2011 nous apprend que le nombre de fonctionnaires partant à la retraite devrait s’établir à environ 40 000 par an, dont la moitié dans l’éducation, la sécurité et la justice.

    Conséquence mathématique de cette précision : pour respecter sa promesse, le chef de l’État va devoir procéder chaque année au non-remplacement de 13 000 agents sur 20 000. Soit non plus un sur deux, mais bien… deux sur trois. Impensable, bien sûr. Voilà sans doute pourquoi il est jusqu’ici resté très vague sur la mécanique précise de sa mesure. Et comme disait la grand-mère de Martine Aubry, « quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup »…

    Tout aussi peu disert sur les détails du plan de recrutement de 65 000 fonctionnaires supplémentaires, Terra Nova condamne donc avec ardeur le principe du “un sur deux”. Quoique la boîte à idées du PS ne se contente pas de fustiger cette « politique aveugle ». Elle situe le point de départ de la curée à 2002, date à laquelle les différents gouvernements de droite auraient commencé à procéder à des centaines de milliers de suppressions de postes dans la fonction publique. Intarissable sur le sujet, le think tank ne fait pas cavalier seul. Élus, leaders syndicaux, responsables d’associations d’usagers…, ils sont des dizaines de personnalités à crier au scandale. Tapez le mot “démantèlement” sur Google et l’outil prédictif du moteur de recherche vous orientera instantanément vers l’occurrence “démantèlement du service public”.

    Récurrente, l’accusation peut se résumer ainsi : partout, de l’école à l’hôpital en passant par les tribunaux et les commissariats, l’État se désengage de ses missions en réalisant des coupes sombres dans ses effectifs.

    Description alarmante d’un pays en voie de déliquescence ou raccourci simpliste ? Au risque de paraître assommante, l’analyse objective de la situation ne peut s’épargner une kyrielle de chiffres officiels. Que nous apprennent-ils au juste, ces chiffres ? Qu’au 31 décembre 2009 (dernières données disponibles), la France comptait 5,3 millions de fonctionnaires (6 millions en incluant le secteur associatif chargé de missions publiques). Soit 5 000 de plus que l’année précédente. Des effectifs quasi stables à court terme, mais en hausse très marquée sur une plus longue période. Ainsi que le révèle le rapport annuel de la fonction publique, ils se sont accrus de 694 000 personnes entre 1998 et 2009.

    Plus instructive encore, la progression en plus d’un quart de siècle du nombre de fonctionnaires rapportée à la population. D’après la Cour des comptes, elle a été deux fois plus rapide (36 % contre 18) entre 1980 et 2007. La différence de rythme s’est même accélérée si l’on se réfère à la dernière décennie (13,6 % au lieu de 6,3). Enfin, toujours entre 1998 et 2009, l’emploi public a connu une croissance beaucoup plus forte que celle de l’emploi privé (15,1 % contre 9,4). Il représente aujourd’hui 20,4 % de la population active, contre à peine 19 % dix ans plus tôt. Seuls les pays nordiques font “mieux”. Notons que la France n’a pas à rougir des comparaisons internationales : avec 90 emplois publics pour 1 000 habitants, elle est dans le peloton de tête de l’OCDE. Là aussi, derrière des contrées scandinaves hors concours par rapport au reste du monde.

    Bref, on a beau triturer les statistiques, pas une ne vient démentir ce constat : loin de s’essouffler, les effectifs de la fonction publique poursuivent leur ascension. Dans ce cas, à quoi a bien pu servir cette nouvelle règle du non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux ? Elle a fait son oeuvre vis-àvis… des fonctionnaires de l’État.

    C’est l’un des particularismes du système français, dans lequel cohabitent trois grands corps : la fonction publique d’État (FPE) chargée des missions régaliennes (justice, police, budget, etc.), la fonction publique territoriale (FPT) regroupant les agents des collectivités, et la fonction publique hospitalière (FPH). Seule la première est concernée par le principe du “un sur deux”. Au cours de la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy avait fait part de son intention de l’étendre aux collectivités. Ce projet étant de fait enterré, il laisse place à celui de François Hollande, qui ne prévoit rien de particulier à propos des fonctionnaires territoriaux.

    Quoi qu’il en soit, faute d’une égale répartition des efforts durant le précédent quinquennat, ce qui a été économisé d’un côté par les fourmis étatiques fut largement compensé par les embauches de cigales locales. Pour 2009, dernière année mesurée, les chiffres sont sans appel : tandis que le nombre de postes au sein de la FPE a diminué de 29 000, la FPH et la FPT en ont profité pour recruter respectivement 15 000 et 35 000 per sonnes. Et ce jeu de vases communicants à somme positive ne se limite pas à la période la plus récente. Contrainte de compenser les effets de l’instauration de la RTT dans les hôpitaux, la FPH continue d’embaucher massivement depuis 2000. Ces vingt dernières années, on constate que les effectifs des ministères ont progressé près de quatre fois moins vite que la population active. Pendant ce temps, ceux des collectivités gonflaient près de six fois plus vite. Bien entendu, le transfert des compétences résultant de la décentralisation explique en partie le phénomène. Reste qu’elle a bon dos, la décentralisation…

    Directeur général de l’Insee, Jean-Philippe Cotis s’est penché sur cette question à l’occasion de son rapport 2010 sur la situation des finances publiques. « Entre 1996 et 2007, la fonction publique territoriale s’est accrue de 440 000 agents, dont moins de 50 000 au titre des compétences transférées », peut-on y lire noir sur blanc. Parvenant aux mêmes conclusions, la Cour des comptes souligne qu’il est « paradoxal de constater que les plus fortes augmentations d’effectifs se sont produites dans les catégories de collectivités qui n’ont guère été concernées par des transferts significatifs de compétences ». En un mot comme en cent, pendant que l’État se serre enfin la ceinture, les communautés de communes et les conseils généraux sont à la fête.

    Paradoxalement, plus les fonctionnaires sont nombreux et moins les Français estiment leur nombre suffisant. Un micro-trottoir improvisé suffit à réaliser combien cette notion du démantèlement du service public est profondément ancrée dans les esprits. « Peut-être avons-nous trop communiqué sur la dimension comptable de notre réforme sans insister suffisamment sur sa signification profonde, qui est de rendre un meilleur service avec une optimisation des moyens financiers à notre disposition, plaide Jean-François Verdier, directeur général de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). En outre, nous aurions dû marteler davantage que l’accusation liée au côté mécanique du “un sur deux” est totalement erronée… » L’argument du déficit de pédagogie se tient. Il ne peut toutefois expliquer à lui seul une perception si éloignée de la réalité.

    Faut-il y voir le résultat d’une efficace campagne de désinformation de certains syndicats, dont les effectifs de la fonction publique sont le principal vivier d’adhérents ? Quitte à lâcher un peu de lest sur la question salariale, il est certain que la logique du “toujours plus” demeure la revendication première des CGT, FSU et autres Force ouvrière. Mais leurs discours catastrophistes n’ont jamais porté au point d’hypnotiser la quasi-totalité de la population. Non, si l’Hexagone se sent ainsi dépossédé, les raisons principales se trouvent ailleurs. « Par exemple dans le fait que l’on voit ce qui disparaît mais jamais ce qui apparaît, avance Gilles Pedini, associé chargé du secteur public au cabinet de conseil Deloitte. Au-delà des inévitables ratés survenant à l’occasion de redéploiements, ces derniers s’accompagnent de réactions souvent épidermiques. Ainsi, lorsqu’une ville perd son tribunal en raison de la réforme de la carte judiciaire, la sensation de démantèlement est très vivace. Chaque habitant la vit comme un insupportable sacrifice. Peu importe qu’au final le ministère de la Justice ait gagné 10 000 fonctionnaires supplémentaires entre 2000 et 2009. »

    Le consultant note également que le niveau d’exigence est plus élevé pour un service “gratuit” que lorsqu’il faut mettre la main au portefeuille. C’est la raison pour laquelle l’usager râle toujours plus dans une file d’attente de la Sécurité sociale que le client dans celle d’un restaurant…

    Absence de contrôle en cas d’arrêt de travail

    Voilà pour la version politiquement correcte de l’analyse de ce défaut de perception des Français. Il en existe une autre, bien moins consensuelle (lire notamment l’interview de l’économiste Michel Godet, page14). « Tant que perdurera un statut de la fonction publique qui choisit de surprotéger ses agents, les usagers ne cesseront de ressentir une détérioration qu’ils mettront à tort sur le compte d’effectifs supposés à la baisse, considère Agnès Verdier-Molinié, directrice de l’Ifrap (Institut français pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques).Par exemple, dans la plupart des administrations, le taux d’absentéisme est tel qu’il a fini par avoir un effet dévastateur sur le niveau de service rendu. »

    Si le sujet reste tabou et les données officielles trop rares, les quelques statistiques indépendantes ont de quoi laisser songeur. Selon une étude de Dexia Sofcap publiée en 2011, les collectivités locales ont compté en moyenne 22,6 jours d’absence pour raison de santé par agent et par an. La palme revient au secteur hospitalier (24,1 jours), si souvent décrié pour sa pénurie de personnel. Un chiffre à confronter aux 9 jours constatés dans les grandes entreprises privées, d’après une étude d’Alma Consulting Group. La situation semble se dégrader : des travaux antérieurs de Dexia sur les collectivités faisaient état de “seulement” 17 jours en 2001. Quelle que soit l’administration concernée, l’incitation à faire acte de présence serait donc purement et simplement défaillante. Un seul jour de délai de carence pour maladie dans le public contre quatre dans le privé, absence de contrôle par des instances extérieures en cas d’arrêt de travail, taux de remplacement du salaire fixé à 100 % non plafonné dans le cadre d’une longue maladie… A minima, ces dispositions ne jouent pas en faveur d’une efficacité optimale.

    « La dégradation s’explique aussi par le fait que les agents se sentent de moins en moins concernés par la notion d’intérêt général, poursuit Agnès Verdier-Molinié. Contre toute attente, l’apparition des RTT a en fait renforcé la démobilisation. Nombre de fonctionnaires ne raisonnent pas ainsi, bien sûr. Mais ils sont suffisamment majoritaires pour donner le sentiment général de ne plus être au service des usagers. » Des salariés victimes du “moins j’en fais, moins j’ai envie d’en faire” ? On appelle cela l’effet Zoé Shepard, du nom de l’auteur d’Absolument dé-bor-dée ! (chez Albin Mi chel). Durant 300 pages d’un essai savoureux, cette fonctionnaire du conseil régional d’Aquitaine décrit par le menu son quotidien et celui de ses collègues. Les rapports à rédiger en dix jours quand deux heures suffiraient, les innombrables pots en tout genre, les interminables pauses-café, les séminaires de formation bidons, etc. La jeune femme brosse un tableau qui vaut toutes les enquêtes du monde sur le sujet des effectifs publics.

    Et si l’obsession quantitative revenait à prendre le problème par le mauvais bout ? Et si la solution résidait bien davantage dans la mise en place de la rémunération au mérite ? Du côté des centrales syndicales, ce genre de raisonnement irrite au plus haut point. « Les politiques d’austérité ont appauvri les capacités des services publics à intervenir », préfère dénoncer la FSU dans un récent communiqué. « Les faits nous montrent pourtant que la qualité du service rendu est déconnectée du nombre de fonctionnaires employés, rétorque Agnès Verdier-Molinié. Alors que nous en avons environ 1,5 million de plus qu’en 1980, la plupart de nos concitoyens se plaignent d’un désengagement de l’État. Arroser davantage ne servirait donc à rien ; il est au contraire grand temps de mettre fin à cette fuite en avant. »

    Sans chercher à stigmatiser qui que ce soit, la question de la suradministration mérite d’être posée. Une chance pour notre pays, des solutions existent sans remettre en question sa sacro-sainte conception du service public. La première est bien sûr In ternet. « Nous n’en sommes qu’aux prémices de ce que permet la dématérialisation des procédures administratives, explique Jean-François Verdier. Les gains de productivité qui en découlent nous autorisent à jouer sur les effectifs de manière phénoménale, tout en améliorant la qualité de nos missions. Qui va se plaindre de télécharger un formulaire depuis son fauteuil en lieu et place d’une attente de deux heures dans une préfecture ? Nous avons donc à notre disposition un gisement historique d’économie, qu’il serait insensé de laisser passer. »

    Un emploi sur cinq, en France, est un emploi public

    Il est également indispensable de repenser l’organisation de nos administrations. « Notamment à travers la mise en place de guichets uniques, suggère Gilles Pedini. Prenons, parmi tant d’autres, l’exemple des aides à la création d’entreprise. Chacun peut en demander auprès de Pôle Emploi, des CCI, des communes, des conseils régionaux, des préfectures, etc. Un regroupement au sein d’une même structure n’aurait que des avantages. Tant pour les finances publiques que pour les futurs entrepreneurs. »

    Si de telles mesures rencontrent un consensus quasi général, d’autres relèvent du choix de société et nécessiteraient un vrai courage politique. Citons pêle-mêle le regroupement des petites écoles de campagne, la fermeture des postes désertées faute d’habitants, la suppression des inutiles départements, la réévaluation des systèmes de récupération horaire accordés à certains agents. Sans oublier l’idée sulfureuse d’un service public recentré sur… le service du public ! Ira-t-on un jour jusqu’à exiger de la totalité des caisses primaires d’assurance maladie qu’elles ouvrent le mercredi ? « Il faudrait pour cela que l’intérêt des mères de famille usagères de la Sécurité sociale passe avant celui des mères de famille agents de la Sécurité sociale, ironise Agnès Verdier-Molinié. Une révolution. »

    Revenons sur un dernier chiffre : tandis que le poids de l’emploi public dans l’emploi total est de 20,4 % en France, il se situe autour de 15 dans la plupart des pays de l’OCDE. C’est le cas notamment de beaucoup de nos voisins européens, en rien sous-administrés. À défaut de reproduire ce schéma de manière mécanique, voilà au moins de quoi nous fixer un cap.  Frédéric Georges-Tudo

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    Photo © SIPA


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