• Frédéric, 4 000 euros de retraite, en Birmanie pour fuir les 35 h

    Porte-monnaie 20/12/2012 à 18h48

    Frédéric, 4 000 euros de retraite, en Birmanie

    pour fuir les 35 h

    Rémi Noyon | Rue89

    Frédéric, patron à Rangoun, nous dévoile ses comptes, un peu particuliers : les dépenses passent en notes de frais et la retraite envoyée en France.


    Frédéric dans sa galerie d’art, le 11 décembre (Rémi Noyon)

    (de Rangoun, Birmanie) « Le grand Zawgyi ? » Entre deux crachats de bétel, on nous indique une baraque rouge à quelques encablures de la pagode Sule, à Rangoun, près de laquelle les moines ont défilé en 2007. Zawgyi, c’est le nom du restaurant à l’intérieur des murs cramoisis. C’est aussi le nom que les Birmans donnent à Frédéric, le proprio.

    Frédéric, un Français, a la carcasse sèche propre aux bourlingueurs et aux bourreaux de travail. A plus de 70 ans, il cumule. Le crâne dégarni mais le sourire carnassier, Frédéric pose en véritable antimodèle de la France « touche pas à ma retraite ».

    Dans ses vertes années, il lance une entreprise de production audiovisuelle. Puis enchaîne avec une société de location de matériel, une entreprise de graphisme, une voilerie et une boîte de communication qui participera au lancement du Vendée Globe.

    Mais en 2000, patatras, arrivent les 35 heures. A son retour de vacances, ses employés lui annoncent « gentiment » qu’ils ne souhaitent plus faire d’heures supplémentaires.

    « Il fallait que je paye des freelances pour terminer le boulot des permanents. C’était hallucinant. »

    Pour les freelance, c’était du chômage en moins. Ni une ni deux, il rétrocède ses parts et ferme boutique. Pour fuir les 35 heures, il annonce à sa femme et à ses enfants qu’il met les voiles... vers la Birmanie. Il a presque 60 ans.

    « Pas de budget pute »

    « L’objectif était de trouver un pays où je ne connaissais personne, dont je ne maîtrisais ni la langue ni la culture, pour faire un métier dont j’ignorais tout. »

    Après avoir fait le tour du monde pour tourner notamment les pubs de Pepsi et Rémy Martin, la liste des pays disponibles est sacrément raccourcie. Frédéric hésite entre la Birmanie et le Bhoutan, mais les nuits froides du royaume himalayen finissent de le décider.

    A l’époque, la Birmanie est sous le joug d’une junte militaire qui s’est illustrée une dizaine d’années auparavant en remplaçant les billets multiples de 10 par des multiples de 9 au prétexte que ce chiffre portait bonheur au général Ne Win.

    Le pays est l’un des plus corrompus du monde. La liberté de la presse est inexistante, les infrastructures plus que rudimentaires. Mais tout cela n’impressionne pas Frédéric : « Quand on a bravé l’administration française, on peut tout affronter. »

    Il estime la communauté expat’ française actuelle à environ 200 personnes, dont une grosse majorité travaille à l’ambassade ou pour le pétrolier Total. Pour lui, seulement trois ou quatre entrepreneurs sont partis « avec leurs bites et leurs couteaux » en Birmanie.

    « Plus avec leurs bites qu’avec leurs couteaux d’ailleurs : ils se sont tous mariés avec une birmane. »

    Il précise au passage que lui n’a pas de « budget pute ». « C’est l’avantage d’être vieux. »

    Sandwich Man


    Portrait en laque de Frédéric. « Je ressemble à Steve Jobs... » (Rémi Noyon)

    En 2000, Frédéric fait le tour du pays, déniche des fournisseurs et ouvre une galerie de laque et de soie. La junte lui fiche la paix. Mais rapidement, le serial-entrepreneur se rend compte que son commerce n’est pas viable :

    « A l’époque, la Birmanie recevait en unan autant de touristes que la Tour Eiffel en un après-midi. »

    Il décide alors de faire ce que « tous les Français peuvent faire » : des sandwichs. Sa galerie d’art, désormais couplée à un restaurant, connaît une croissance rapide, de 40 à 70% par an. Mais en 2003, la décision de Bush de geler les transferts de fonds vers la Birmanie lui pose un sérieux problème. Les cartes bancaires ne fonctionnent plus.

    « Je faisais comme tout le monde, je me promenais avec des liasses de billets dans les poches. On s’y fait très bien. »

    C’est à cette époque que, pour alimenter son restaurant, il installe une ferme à quelques kilomètres du célèbre site de Pagan et ses 4 000 pagodes et temples. Ne plaisantant qu’à moitié, il explique : « On ne trouvait pas facilement d’asperges d’Argenteuil et de melons de Cavaillon. »

    « Un contrat, c’est comme une feuille de PQ »

    Heureusement, tous ces tracas sont compensés par l’atmosphère de travail particulière du « Myanmar »…

    « En France, ils sont grincheux, pas souriants, pas serviables. Le salarié français n’a que des droits et pas de devoirs. Ici, les Birmans ne comptent pas leurs heures. Le seul problème, c’est l’aspect contractuel. Pour eux, un contrat c’est comme une feuille de PQ. Il arrive fréquemment qu’un matin, sans prévenir, l’employé ne se pointe pas. »


    Frédéric surveille de près ses employés (Rémi Noyon)

    Frédéric a voté Sarkozy. Deux fois. Il assume et s’inquiète d’une visite à Rangoun de juristes français – passés déjeuner dans son restaurant – et de la prochaine mise en place d’un code du travail dans le pays. « Ils discutent même de créer l’équivalent des prud’hommes ! »

    Avec l’afflux de touristes et les gestes de bonne volonté du régime, c’est toute une atmosphère qui change. Autrefois désertes, les rues sont désormais encombrées de voitures importées du Japon. Des portraits d’Aung San Suu Kyi apparaissent à la Une des journaux. Une loi sur les investissements étrangers a réveillé l’appétit de grandes multinationales. Et Frédéric craint que le pays ne finisse par ressembler à tous les autres.

    « Pour l’instant, les gens vous regardent encore avec les yeux du cœur, pas ceux du porte-monnaie. »

    La corruption ? C’est comme en France

    Lui dit n’avoir jamais eu de problèmes avec les militaires. En 2008, après le passage du cyclone Nargis, il crée une association qui aidera 18 000 personnes. Dans la foulée, il lance un bateau-clinique pour soigner les populations du delta. Ce n’est pas pour rien qu’il a choisi de nommer son resto Zawgyi, qui, en Birmanie, désigne un esprit protecteur. Les militaires lui fournissent rapidement des autorisations. La corruption ?

    « Vous savez, c’est pareil qu’en France. Quand vous voulez faire accélérer une procédure, vous glissez une boîte de chocolats. »

    Il s’inquiète néanmoins d’un projet immobilier dans la zone de son restaurant : « Ici, il n’y a pas d’indemnités. S’ils rasent, vous vous retrouvez sans rien. » Pas grave. Si les bulldozers se ruent vers son resto, il lancera une autre entreprise. A 70 ans, il n’envisage pas une seconde de se mettre en retraite. « Pourquoi donc ? Je ne sais faire que travailler ».

    Son porte-monnaie est particulier : il reverse l’entiereté de sa retraite à sa femme restée en France, et il ne vit que de dépenses professionnelles : des notes de frais remboursées par son restaurant et ses autres activités en Birmanie.

    Revenus : officiellement, 4 000 euros par mois

    • Retraite : 4 000 euros par mois

    Frédéric touche sa « petite retraite » – il le dit avec un ton affectueux – de 4 000 euros par mois.

    • Entreprise :

    Parti avec un capital de 38 000 euros, Frédéric possède aujourd’hui un restaurant, une agence de voyage et une galerie d’art. Le chiffre d’affaires de ses entreprises cumulées tourne autour de 2,5 millions d’euros par an. Son bénéfice est d’environ 15% de cette somme.

    Il jure que 80% de ses bénéfices sont réinvestis, tandis que le reste est distribué aux salariés. Il ne touche pas de salaire à proprement parler mais fait passer ses dépenses courantes en notes de frais.


    Devant le restaurant de Frédéric (Rémi Noyon)

    Dépenses fixes : officiellement, 4000 euros par mois

    • Famille : 4 000 euros environ par mois

    Il dépense quasiment toute sa retraite lors de ses fréquents retours en France. Ces 4 000 euros partent en « frais de ménage » touchant à l’endroit ou réside sa femme : impôts, électricité, gaz, téléphone, assurance, taxe foncière, taxe d’habitation, nourriture...

    Frais fixes remboursés par ses sociétés : 1775 euros par mois


    Les dépenses fixes de Frédéric

    En Birmanie, Frédéric vit sur ses notes de frais et défie quiconque de vivre pour si peu :

    « Je vis chichement, je mange des soupes, je bois de l’eau, et de toute façon, quand vous travaillez beaucoup, vous n’avez pas le temps de dépenser. »

    Le taux de change est un cauchemar en Birmanie. La monnaie locale, le kyat, s’échange contre des dollars neufs, sans tâches ni pliures. Le taux utilisé ici est de 1 dollar pour 845 kyats, soit environ 1 euro pour 1 100 kyats.

    • Vols : entre 600 et 1 060 euros pour un vol vers la France tous les deux mois, soit environ 430 euros par mois

    Frédéric retourne en France tous les deux mois. Il y a femme et enfants. Ça tombe bien parce que son visa business l’oblige à sortir du pays tous les 70 jours. Il pourrait trouver des vols moins chers mais ne jure que par Thai Airways.

    Environ une fois par mois, il prend un vol intérieur pour des missions de repérage, pour voyager en Birmanie tous les mois, pour 125 euros. Direction les hauts lieux touristiques du pays : Pagan, Mandalay, Lac Inle... Tout cela est financé par son entreprise.

    • Assurance expatrié : 7 000 euros par an, soit 584 euros par mois

    C’est sept fois plus cher que l’assurance de son fils de 25 ans qui l’a suivi en Birmanie.

    • Visa business : 160 euros tous les six mois, soit 27 euros par mois
    • Loyer : 380 euros par mois

    Frédéric vit non loin de l’imposante pagode Shwedagon, à Rangoun, dans un quartier résidentiel. Le « Neuilly local », lâche-t-il en souriant. Il habite une maison avec trois chambres, un living, une cuisine et trois salles de bain. Il a payé cinq ans d’avance de loyer, ce qui le met à l’abri de l’actuelle envolée des prix : « La même baraque vaut aujourd’hui le triple ».

    • Alimentation : environ 230 euros par mois

    Frédéric petit-déjeune, déjeune et dîne dans son restaurant. Il s’oblige à changer de plats tous les jours pour garder un œil sur la qualité. On croit d’ailleurs déceler un léger tremblement chez le serveur lorsque celui s’approche pour prendre la commande du patron.

    • Bonne : 76 euros par mois

    Elle est disponible 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Elle est nourrie, logée, blanchie et touche un bon salaire selon Frédéric. Le salaire moyen birman est d’environ 35 euros par mois.

    • Voiture : 38 euros par mois

    Frédéric a fait acheter par sa boîte une voiture japonaise. En Birmanie, le gouvernement impose des taxes énormes sur l’importation de voitures. La voiture de Frédéric était trop polluante pour être revendue au Japon. Il l’a payée 19 000 euros, dont les deux tiers en taxe. Le plein par mois lui coûte environ 38 euros.

    • Téléphone : 20 euros pour deux mois, soit 10 euros par mois

    Frédéric achète des cartes qui lui tiennent deux mois. Il y a encore quelques années, une carte SIM en Birmanie atteignait la somme record de 2 000 euros.

    • Chien : 1,78 euro tous les ans, soit 15 centimes par mois

    Des rues poussiéreuses de Rangoun déboulent deux caniches à rubans : Elsa et P’tilou, ramenés de France. Ils se nourrissent des restes du resto et le rappel de vaccin ne coûte que 2 000 kyats par an, soit environ 1,78 euro.

    • Frais bancaires : 0 euro
    • Tabac : 0 euro

    Officiellement, Frédéric ne fume pas, officieusement il pique de temps en temps une cigarette à son fils. En revanche, il ne touche pas à la chique locale. C’est pour garder le sourire carnassier.

    Dépenses variables : 0 euro par mois

    • Télévision : 220 euros à l’achat, 0 euro par mois

    Les gros portefeuilles s’offrent un bouquet de chaînes pour 38 euros par mois. Frédéric a acheté l’antenne parabolique la plus simple possible. De toute façon, il ne regarde que TV5. De toute façon, il ne fait que travailler.

    • Vêtements : 1,33 euro pour un pantalon et 4,45 euros pour une chemise

    Travail de la soie pour la galerie ; c’est là que Frédéric fait faire ses pantalons (Rémi Noyon)

    Frédéric a adopté la mode locale qui évite les auréoles. Il se fait faire ses pantalons par « ses filles », qui travaillent la soie pour sa galerie. Les chemises blanches viennent du marché du coin. Elles tiennent dix ans. Soi-disant.

    • Loisirs : 0 euro

    Frédéric ne lit pas de livres et regarde la télé quand il a le temps. Il emprunte des DVD piratés, venus de Thaïlande ou de Corée, à un marchand de rue et les lui ramène le lendemain.

    • Santé : 0 euro

    Le travail c’est la santé !

    « Je n’ai pas dépensé un centime en douze ans pour un médecin. Et s’il m’arrive une bricole, je retourne en France pour profiter de la Sécu. »


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