• Gilles Bernheim, une défaite républicaine

    Claude Askolovitch

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    Gilles Bernheim, une défaite républicaine

    Publication: 11/04/2013 12:48     lien

    Le mot yiddish est "Heimisch", le goût de la maison, on le dit souvent d'un plat, des boulettes dans la soupe de la Pâque, du foie haché aux oignons, le gâteau au fromage et le thé de l'enfance, mais on peut l'étendre à une atmosphère, et à une situation politique. Quand Gilles Bernheim, Grand rabbin de France pris dans un entrelacs de mensonges et de dénis, a voulu rompre le silence, il a choisi une radio juive, radio Shalom, et l'atmosphère heimisch d'un judaïsme supposé amical. Donc la familiarité des siens, la protection contre la dureté des autres, ce vaste monde qui ne pourrait pas aussi bien comprendre ou pardonner. De toutes les défaites que nous infligent cette histoire, celle-ci n'est pas la moindre: ce repli initial d'un homme d'ouverture sur sa communauté -quelles que soient ses possibles futures prises de parole- marque la fin d'une belle utopie, que cet homme portait depuis des années.

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    Depuis son apparition, Gilles Bernheim avait voulu être un grand-rabbin pour la France, et pas seulement pour les juifs. Il y était souvent parvenu, jusque dans le combat douteux contre le mariage pour tous: l'idée était qu'une parole juive pouvait toucher la société toute entière, et qu'il parlait pour chacun dans la Nation, même s'il parlait de quelque part. Au moment de l'excuse, il a fait techouva (repentance) devant sa seule communauté, dont il voulait rester le leader spirituel -espoir vain- actant ainsi l'échec. L'ambition si belle qui était la sienne s'est délavée d'un coup. Le Grand Rabbin a transgressé quelque chose de sacré dans l'imaginaire français: le respect du aux textes, et aux parchemins de la République. Tu ne joueras pas avec les mots des autres, ni n'invoqueras l'agrégation en vain. Il le savait sans doute, et doit mesurer ce qu'il a égaré.

    Cela ne retire rien à la valeur de l'homme, à sa tendresse et son humanité; cela n'annule pas ses blessures, ni les tragédies intimes qui l'ont mené à cet absurde. Et cela souligne d'autant plus ce que nous allons regretter. Gilles Bernheim est arrivé comme une bonne nouvelle dans le paysage français. Enfin, un homme de religion s'inscrivant dans le débat public et les disputes philosophiques! Enfin, un leader spirituel s'inscrivant contre le communautarisme, et d'abord le communautarisme des siens, sans pour autant se renier! Il était -il est- ce toujours jeune juif orthodoxe qui allait à l'école publique sans transgresser le chabbat, qui entendait aussi bien la langue des académies talmudiques que celle des universités. Il était l'antidote à la fois à l'uniformisation laïcarde et au replis religieux, la preuve que l'on pouvait être pleinement soi-même, sans s'en contenter. Son prédécesseur, le Grand-Rabbin Sitruk, avait voulu "rejudaïser les juifs", au risque parfois -par lui ou ses fidèles- de les retirer du monde environnant. Bernheim voulait tout à la fois. Il n'avait pas forcément le discours ou le charisme de son pari; intellectuel, exigeant à l'écoute, il ne bousculait pas les foules, mais réconfortait ceux qui voulaient penser, un peu, des identités complexes dans la République. Il avait été un des rares, dans les communautés juives, à parler aussi des morts palestiniens dans les tragédies de Gaza. L'an dernier, après la tragédie de Toulouse, quand les juifs de France se recroquevillaient dans l'horreur de leur peine, Bernheim avait rassemblé dans ses mots les morts d'Ozar Atorah et les militaires assassinés, comme autant de morts dans la République. Dans la synagogue de Toulouse, il avait évoqué les militaires et "les enfants des écoles", rendant ainsi la France aux juifs et les juifs à la France au pire de la souffrance -conjurant la tentation de la douleur qui sépare...

    C'était humain et surtout politique. Bernheim, parlant au pays, empêchait aussi "ses" juifs de s'en abstraire. Pour ce qu'il était, ouvert et complexe, Bernheim était détesté par les plus réactionnaires de sa communauté, jusque dans le corps rabbinique. Il était, pour ceux-là, le "rabbin des goys", celui qui ouvrait les portes du ghetto soigneusement reconstruit depuis des années. Reconnu par les politiques et les media, Bernheim n'était pas forcément maître chez lui. Il peinait à ouvrir les mentalités, subissait des attaques (toujours murmurantes et sous le manteau, et désormais en odieuse shadenfreude) et voyait parfois ses partisans se faire agresser à sa place. L'automne dernier, le jeune rabbin de Neuilly, Mickael Azoulay, s'était fait tancer par le grand-rabbin de Paris, puis avait été placé sous surveillance, soupçonné de défaut d'orthodoxie, pour avoir confié un rouleau de la Torah à une assemblée de femmes pieuses désireuses de lire le texte sacré. Bernheim n'avait pas pu protéger Azoulay. Il avançait, malaisément, politiquement, masquait de sa bonne réputation une réalité déprimante, celle d'un judaïsme happé par les régressions. Si Gilles Bernheim bénéficie encore de tant de soutiens attristés, chez les juifs de bonne volonté, en dépit de son péché contre l'esprit, c'est par peur de la suite -ce qui guettera le judaïsme religieux, sans lui, après lui, contre lui.

    Le débat échappe donc à la République pour devenir l'enjeu existentiel de la seule communauté juive, ignorant l'indignation des autres pour préserver un de ses Justes ? Il possède pourtant une vertu universelle: celle d'illustrer, une fois de plus, l'impossibilité des hommes providentiels. Gilles Bernheim, par son aura, avait fini par incarner l'ouverture à lui seul, et tout le champs des possibles du judaïsme républicain. Quand il était intervenu contre le mariage pour tous, il avait été contesté au nom du judaïsme par un autre rabbin, Yeshaya Dalsace, chef spirituel d'un courant non-orthodoxe. Contrairement à la presse mainstream, les media juifs avaient ignoré la dispute. Chef des juifs, puisque Grand-Rabbin (titre obsolète, inventé au temps de l'Etat centralisateur tout-puissant), Gilles Bernheim ne pouvait être débattu; incarnant la modernité, il ne pouvait pas être débordé sur le terrain des lumières; blessé intellectuellement, entrainera-t-il désormais dans sa disgrâce les valeurs qu'il portait? La tristesse de Gilles Bernheim peut aussi devenir une leçon de liberté, et il nous aiderait tous -juifs ou non- dans cette République, en nous encourageant à poursuivre ce qu'il voulait être, même s'il est désormais empêché.

     
     
     

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