Manuel Valls veut-il rallumer la guerre des laïcités ? Jusqu’à présent, le débat entre les partisans d’une approche plus sévère de la loi de 1905 et les défenseurs du statu quo ne dépassait pas un cadre plutôt circonscrit. Mais en tenant, lundi, des propos incendiaires à l’encontre du président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, le Premier ministre a remis une pièce dans une machine hypersensible.

Qu’a dit Manuel Valls ?

Invité d’une conférence-débat des Amis du Conseil des institutions juives de France (Crif) lundi soir, le Premier ministre s’en est violemment pris aux représentants de l’Observatoire de la laïcité, un organisme installé en 2013 et présidé par le socialiste Jean-Louis Bianco. Selon lui, cette instance, trop accommodante dans sa défense de la laïcité, en «dénature la réalité». Manuel Valls est allé plus loin (lire aussi page 5), en reprochant au président de l’Observatoire d’avoir signé, le 15 novembre, un appel pour condamner le terrorisme avec des organisations qui participeraient, selon lui, d’un «climat nauséabond» en France. Il a annoncé sa volonté de «rencontrer» Bianco «le plus vite possible».

Le Premier ministre fait référence à une tribune intitulée «Nous sommes unis», publiée dans Libération deux jours après les attentats. Que peut-on y lire ? Un texte bien plus consensuel que pyromane, rédigé par des personnalités telles que l’avocat Jean-Pierre Mignard (un très proche de François Hollande), Jean-Louis Bianco ou encore Christine Lazerges, présidente de la Commission des droits de l’homme. Il se conclut ainsi : «Les terroristes nous ont adressé un message. Ils ont voulu mettre la France à genoux. Disons-leur à notre tour que nous sommes debout ! Debout et soudés, main dans la main, les uns avec les autres et jamais les uns contre les autres. Notre unité est notre bien le plus précieux.» Parmi les premiers signataires, on retrouve, entre autres, le grand rabbin de France et le président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Détail piquant, le nom de Robert Ejnes, directeur exécutif du Crif, y figure également.

A l’occasion de sa sortie polémique, Manuel Valls n’a pas cité ceux qu’il considère comme infréquentables. Contacté mardi, son cabinet n’a pas apporté plus de précisions. On peut néanmoins supposer qu’il vise cinq signataires, déjà mis à l’index dans une pétition publiée par Marianne et appelant à la démission de Jean-Louis Bianco : Yasser Louati et Samy Debbah (Collectif contre l’islamophobie en France), Radia Bakkouch (association Coexister), Nabil Ennasri (Collectif des musulmans de France) et le rappeur Médine. Tous formeraient, selon ce texte, «les représentants les plus virulents de l’islam politique».

Après avoir publié un communiqué très cassant en réponse à Valls, Bianco s’est défendu de tout dérapage, se disant même «très fier» de la tribune du 15 novembre, «indispensable et rassemblant des gens différents». «Au nom de quoi devrions-nous faire le tri entre des signataires ? Selon qu’ils plaisent ou non à Monsieur Valls ?» Yasser Louati dénonce, lui, une volonté de «monter les Français les uns contre les autres». Quant à Radia Bakkouch, elle rappelle que l’association Coexister défend la laïcité et a même été distinguée en mars 2015 par… François Hollande.

Quelles sont les forces en présence ?

En rappelant à l’ordre Bianco, Valls apporte par la même occasion son soutien à trois membres de l’Observatoire de la laïcité : Patrick Kessel, président du Comité laïcité républicaine (CLR), la sénatrice PRG Françoise Laborde et le député PS Jean Glavany. Depuis trois ans, ces derniers, dont l’assiduité aux réunions de l’Observatoire est d’ailleurs devenue épisodique, n’ont de cesse de dénoncer la «ligne» Bianco, à leurs yeux trop conciliante avec les risques de dérive communautariste. Soutenus sur les réseaux sociaux par une poignée de relais influents (les journalistes Caroline Fourest et Mohamed Sifaoui), ils éreintent régulièrement Bianco. Lequel assure, au contraire, être conforté par le soutien des «acteurs de terrain». Selon un observateur de ce petit milieu, «Jean Glavany espérait en fait beaucoup être nommé président de l’Observatoire il y a trois ans. Il ne l’a pas été, et heureusement, car il est sur une ligne très dure.» Le même trio s’en est aussi pris au rapporteur général de l’Observatoire, Nicolas Cadène, qui avait réagi le 6 janvier à une interview d’Elisabeth Badinter sur France Inter autour de la laïcité. Une prise de position «pour rappeler le droit», se défend Cadène, mais dénoncée également par Valls lors de la conférence organisée par les Amis du Crif. Lundi, le Premier ministre a expliqué «partager» la philosophie d’une «défense intransigeante de la laïcité».

Pourquoi ce schisme ?

Dès l’installation de l’Observatoire, en avril 2013, Jean-Louis Bianco a donné au Monde une interview qui allait le poursuivre, en raison de cette phrase : «La tonalité générale nous permet de dire que la France n’a pas de problème avec sa laïcité.» Aujourd’hui encore, ses opposants s’en servent pour l’accuser d’une pensée «hors sol». Car à leurs yeux, les problèmes sont évidemment nombreux, et méritent sans cesse de nouvelles révisions. En décembre, les trois opposants de l’Observatoire déploraient les conclusions faites par l’instance dans son rapport sur le fait religieux à l’université, notant que le nombre de cas de conflits religieux étant rares (130 en une année pour deux millions d’étudiants), rien ne servait de légiférer. D’autant que «le droit positif [tel qu’il existe, ndlr], bien que mal connu, permet déjà de répondre aux difficultés existantes», estimait-il. Des conclusions que n’ont pas partagées les membres Kessel, Laborde et Glavany, pour qui «il n’est pas possible de dire qu’il n’y a pas de problème de laïcité dans l’enseignement supérieur».

A l’extérieur de l’Observatoire aussi, chacun a ses combats. Ainsi, Patrick Kessel préside le Comité laïcité républicaine, une association qui s’est retrouvée au cœur d’une polémique le 26 octobre, quand, lors de la remise de son prix annuel à l’Hôtel de ville de Paris (en présence de Valls), plusieurs de ses membres ont réprimandé une journaliste franco-turque venue voilée. A leurs yeux, ce vêtement contrevenait à la laïcité… Il faut dire que le CLR cultive une certaine obsession pour le foulard islamique, qui bénéficie d’une rubrique à part entière sur son site, où l’on retrouve de nombreux articles de Causeur et Marianne, militants de la cause antivoile.

De son côté, Jean Glavany a apporté son soutien à une proposition de loi pour l’interdiction des signes religieux dans les crèches privées, tandis que la sénatrice Françoise Laborde allait plus loin en visant aussi les nounous à domicile. Cette semaine encore, à l’Assemblée nationale, les élus radicaux ont souhaité, à l’occasion de la révision constitutionnelle à venir, ajouter le mot «laïcité» à la devise républicaine.

A quand remontent ces différends ?

Au fond, dans ces débats, toute la difficulté est de répondre à une question : qu’est-ce que la laïcité ? Or elle remonte à loin. «Il y a toujours eu dans la société des oppositions au sein même du camp républicain, entre différentes conceptions», rappelle Philippe Portier, de l’Ecole pratique des hautes études de Paris. «Cette division date en fait de 1905, lors de l’adoption de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, ajoute Jean Baubérot, son prédécesseur. Une partie de la gauche a suivi à reculons Aristide Briand, rapporteur de la loi, tandis que certains ont dit qu’ils la considéraient comme une première étape vers la "laïcisation intégrale". Aujourd’hui, leurs héritiers invoquent la loi de 1905, mais leur perspective, ce sont les amendements refusés à l’époque.»

Après 1945, et pendant plusieurs décennies, la situation s’était apaisée. Mais depuis les années 80, et notamment à cause de l’affaire des lycéennes voilées de Creil (Oise) en 1989, la visibilité de l’islam a réveillé les ardeurs des défenseurs d’une laïcité stricte. De loi en loi (celles de 2004, interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école, et 2010, visant le voile intégral), ces derniers ont focalisé leurs attaques contre l’islam radical, et par extension, le port du voile, sous toutes ses formes.

Les accusations de Manuel Valls contre Jean-Louis Bianco «inquiètent» Christine Lazerges, la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme : «On joue contre la cohésion sociale en ajoutant au débat sur la déchéance de nationalité un nouveau débat sur le sens de la laïcité. D’autant que la loi permet tout à fait de combattre celui qui troublerait l’ordre public.»

Sylvain Mouillard , Frantz Durupt