A 91 ans, Léon Gautier est un des dix derniers commandos Kieffer. Il faisait partie des seuls 177 français parmi les 75 000 Britanniques et Canadiens et les 58 000 Américains à débarquer, le 6 juin 1944, sur la plage Sword de Colleville-Montgomery, en Normandie, pour ouvrir la voie aux Alliés.
« “Il n’y en a peut-être pas dix d’entre vous qui reviendront. Vous pouvez encore renoncer, je ne vous en voudrai pas”, nous a prévenu notre chef, le commandant Philippe Kieffer, la veille du Débarquement. Mais pour les 177 commandos français, hors de question de rester sur le sol britannique. Six semaines durant, nous avons subi un entraînement d’enfer, au centre d’Achnacarry, en Ecosse. Tirs à balles réelles, marches rapides de 11 kilomètres, ascension de parois rocheuses à mains nues, rien ne nous a été épargné. Grâce à une discipline de fer, nous avons chèrement acquis le droit d’arborer le mythique béret vert. Aussi sommes-nous pressés d’en découdre, nous, la seule unité française autorisée par le général écossais lord Lovat à prendre part au D Day. En première ligne, de surcroît. Un honneur. Après une semaine de mise au secret, ce jour arrive enfin. La tempête s’est calmée. A 17 heures, le 5 juin, 4 000 barges attendent de prendre d’assaut les plages normandes. Nous embarquons sur la 523 et Kieffer et ses officiers sur la 527, direction l’île de Wight dont le nom de code est Piccadilly Circus.
Vers 22 h 30, un message nous parvient : “Le roi d’Angleterre et Churchill vous souhaitent bonne chance. Que Dieu vous garde.” L’impatience nous gagne : nous ne sommes pas rentrés chez nous depuis quatre ans ! Enfin, nous partons. La mer est agitée par une forte houle. Calant mon dos contre la barge, je dors un peu. Vers 5 heures du matin, le 6 juin, on nous donne une soupe à la tortue dans une boîte de conserve autochauffante que je jette, dégoûté, par-dessus bord. J’arme mon pistolet-mitrailleur américain Thompson, car on distingue enfin les côtes françaises. Soudain, une pluie d’obus allemands s’abat sur nous. La 527 de Kieffer est touchée et tous sont légèrement blessés. Ça n’entame pas notre moral. Il faut continuer coûte que coûte. On a un travail primordial à faire : libérer 1,8 kilomètre de plage à Colleville pour sécuriser l’arrivée, dans l’après-midi, de l’armada alliée.
« JE N’AI JAMAIS DOUTÉ DE LA NÉCESSITÉ DE BOUTER LES ALLEMANDS HORS DE FRANCE »
Les ordres sont stricts : sitôt le pied à terre, il faut courir, prendre la dizaine de blockhaus qui nous font face. Kieffer et ses hommes doivent attaquer le casino. A 7 h 23, nous débarquons ; à 11 h 30, la mission est accomplie. Mais nous avons déjà perdu 10 hommes. A la fin de la guerre, seuls 24 commandos n’auront pas été blessés. De son côté, Kieffer et sa troupe ont également réussi. Notre entraînement disciplinaire, où tous les plans ont été minutieusement étudiés, nous aura bien servi. Puis nous traversons un champ de mines antipersonnel, vers le Pegasus Bridge. Heureusement, aucune n’explose : une épaisse couche de sable, amenée par la tempête, a tout recouvert. Les snipers embusqués freinent notre marche. Quatre hommes tombent. Ordre est de les laisser. Deux d’entre eux seront soignés au café de Bénouville de Mme Gondrée. Enfin, nous atteignons Amfreville, à 18 kilomètres de la plage. Là, nous creusons des tranchées où nous nous glissons pour dormir. Curieusement, alors que l’action m’a ôté toute peur jusque-là, le frémissement des animaux rampants dans la pénombre me maintient sur le qui-vive. Je redoute l’irruption de l’ennemi. Mais cette première nuit française sera calme.
En revanche, pendant la campagne de Normandie, où nous nous battrons soixante-dix-huit jours d’affilée, je perds mon meilleur ami, mon frère, Guy Laot. Nous patrouillons de village en village quand une rafale de mitraillette le fauche sous mes yeux. Le plus dur sera de le recouvrir d’une couverture, de le placer dans la tranchée et de jeter sur son corps la première pelletée de terre. Un de mes pires souvenirs de guerre.
Je ne me considère pas comme un héros. Nous avons juste eu le privilège d’avoir débarqué le 6 juin 1944. La France a mis cinquante ans à reconnaître l’action des commandos Kieffer. Certains, aujourd’hui encore, ne savent pas le bon travail que nous avons accompli. Même si c’était un devoir. En m’engageant dans la marine à 17 ans, je n’ai jamais douté de la nécessité de bouter les Allemands hors de France. La Première Guerre mondiale était présente dans les esprits. A Rennes, chez les amis ouvriers de mon père, il y avait toujours le portrait d’un homme de la famille qui s’était fait tuer, ce qui entretenait notre haine des boches. C’est ainsi que je me suis porté volontaire. Et j’ai bien eu raison : je suis marié à une Anglaise, Dorothy, depuis soixante-dix ans. Un beau cadeau de la guerre... »