Hélie de Saint Marc, qui vient de mourir, connut un destin exceptionnel. Ne serait-ce que parce qu'au
cours de sa longue vie il fut successivement l'homme de l'humiliation, de l'engagement, de la proscription
avant d'être finalement réhabilité.
Humiliation: au printemps 1940, un adolescent assiste à Bordeaux à l'arrivée de l'armée française en
déroute. Peu après, il entre dans la Résistance, décide de gagner l'Espagne, avant d'être arrêté dans
les Pyrénées et déporté en Allemagne, au redoutable camp de travail de Langenstein.
Engagement: en 1945, un rescapé mal à l'aise dans la France de la Libération délaisse le statut que
peut lui conférer son passé incontestable de résistant déporté, pour endosser la défroque mal taillée
d'officier de la Légion étrangère. Avec l'armée française, il plonge dans une guerre incertaine en
Indochine.
Proscription: en avril 1961, le commandant en second du 1er REP choisit la sédition pour protester
contre la politique algérienne du général de Gaulle. Après l'échec du putsch, il connaît la prison.
Réhabilitation: longtemps, Hélie de Saint Marc reste silencieux, muré dans ses souffrances, acceptant
son manteau de paria. Jusqu'à ce que l'amitié quasi paternelle qu'il porte à son neveu, l'éditeur
Laurent Beccaria, le pousse à accepter de témoigner.
L'ancien officier, sorti de prison en 1966, qui vit paisiblement à Lyon, en pratiquant avec bonheur
l'art d'être grand-père, devient en quelques livres l'icône d'un pays en mal de références.
Un mélange de tradition et de liberté
Hélie Denoix de Saint Marc incarnait la grandeur et la servitude de la vie militaire. De tout, il tirait
des leçons de vie. Il relatait des faits d'armes oubliés, décrivait des héros inconnus. Il avait fait du
Letton qui lui avait sauvé la vie à Langenstein, de son frère d'armes l'adjudant Bonnin mort en
Indochine, du lieutenant Yves Schoen, son beau-frère, de Jacques Morin, son camarade de la
Légion, des seigneurs et des héros à l'égal d'un Lyautey, d'un Bournazel, d'un Brazza. Au fil de
souvenirs élégamment ciselés, il dessinait une autre histoire de France, plus humaine, plus
compréhensible que celle des manuels scolaires.
Écouter ou lire Saint Marc, c'était voir passer, par la grâce de sa voix étonnamment expressive
et de sa plume sensible et claire, une existence riche et intense.
Né en 1922, Hélie Denoix de Saint Marc était un fruit de la société bordelaise de l'avant-guerre,
et de l'éducation jésuite. Il avait été élevé dans un mélange de tradition et de liberté (n'est-ce pas
le directeur de son collège qui l'avait poussé à entrer dans le réseau Jade-Amicol?). De sa vie
dans les camps, de son expérience de l'inhumanité, de ses séjours en Indochine, puis en Algérie,
il faisait le récit sobre et émouvant, jusqu'aux larmes. Et de son geste de rébellion, il parlait
toujours avec retenue, mezza voce, comme s'il était encore hanté par les conséquences de celui-ci.
Ses milliers de lecteurs, ses admirateurs, tous ceux qui se pressaient à ses conférences, aimaient
en lui ceci: par son histoire se retrouvaient et se réconciliaient plusieurs France: celle de la
Résistance, celle de la démocratie chrétienne et celle de l'Algérie française. Aux diverses phases
de son existence, Saint Marc avait su donner une unité, en martelant: «Il n'y a pas d'actes isolés.
Tout se tient.» C'était un être profond qui cherchait davantage à comprendre qu'à condamner.
D'une conversation avec lui, on tirait toujours quelque chose sur soi-même, sur ses passions, ses
tentations ou ses errements.
Cortège d'horreur, d'héroïsme et de dilemmes
La grande leçon qu'administrait Saint Marc, c'était que le destin d'un homme - et plus largement
celui d'un pays - ne se limite pas à une joute entre un Bien et un Mal, un vainqueur et un vaincu.
Il avait comme personne connu et subi la guerre, avec son cortège d'horreur, d'héroïsme et de
dilemmes: en Indochine, que faire des partisans auxquels l'armée française avait promis assistance,
maintenant qu'elle pliait bagage? En Algérie, que dire à ses hommes en opération, alors que le
gouvernement avait choisi de négocier avec le FLN?
Son parcours chaotique, abîmé, toujours en quête de sens, n'avait en rien altéré sa personnalité
complexe et attachante qui faisait de lui un homme de bonne compagnie et lui valait des fidélités
en provenance des horizons les plus divers.
<figure class="fig-photo fig-media-full" itemscope="" itemtype="http://schema.org/ImageObject"><figcaption class="fig-media-legende">
</figcaption></figure>
L'une d'elles, parmi les plus inattendues (et, au fond, des plus bouleversantes), s'était nouée il y a
une dizaine d'années avec l'écrivain et journaliste allemand August von Kageneck. Cet ancien
officier de la Wehrmacht avait demandé à s'entretenir avec son homologue français. Leur conversation,
parsemée d'aveux et de miséricorde, devint un livre, Notre histoire (2002). Kageneck était mort peu
de temps après, comme si avoir reçu le salut (et pour ainsi dire l'absolution) d'un fraternel adversaire
l'avait apaisé pour l'éternité. Sa photo en uniforme de lieutenant de panzers était dans le bureau
de Saint Marc, à côté de celle de sa mère, qu'il vénérait.
Rien d'un ancien combattant
D'autres admirations pouvaient s'exprimer dans le secret. Ce fut le cas dès son procès, où le
commandant de Saint Marc suscita la curiosité des observateurs en se démarquant du profil
convenu du «réprouvé». Des intellectuels comme Jean Daniel, Jean d'Ormesson, Régine
Deforges, Gilles Perrault, un écrivain comme François Nourissier lui témoignèrent leur estime.
Se souvient-on que ses Mémoires, Les Champs de braises, furent couronnés en 1996 par
le Femina essai, prix décerné par un jury de romancières a priori peu sensibles au charme
noir des traîneurs de sabre?
En novembre 2011, Hélie de Saint Marc fut fait grand-croix de la Légion d'honneur par
le président de la République. Dans la cour des Invalides, par une matinée glaciale, le vieil
homme recru d'épreuves et cerné par la maladie reçut cette récompense debout, des mains
de Nicolas Sarkozy. Justice lui était faite. Commentant cette cérémonie, il disait d'une voix où
perçait une modestie un brin persifleuse: «La Légion d'honneur, on me l'a donnée, on me l'a
reprise, on me l'a rendue…»
<figure class="fig-photo fig-media-full" itemscope="" itemtype="http://schema.org/ImageObject"><figcaption class="fig-media-legende">
</figcaption></figure>
À ces hommages s'ajoutèrent au fil des ans les nombreux signes de bienveillance de l'institution
militaire (notamment grâce à une nouvelle génération d'officiers libérée des cas de conscience
qui entravaient leurs aînés), qui furent comme un baume au cœur de cet homme qui prenait tout
avec une apparente distance, dissimulant sa sensibilité derrière l'humour et la politesse.
Histoire authentique ou apocryphe, il se raconte qu'un jour l'ex-commandant de Saint Marc avait
été accosté par une admiratrice qui lui avait glissé: «Je suis fière d'habiter la France, ce pays qui
permet à un ancien putschiste de présider le Conseil d'État.» La bonne dame confondait Hélie avec
son neveu Renaud (aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel). Cette anecdote recèle
quelque vérité. La France contemporaine l'avait pleinement adopté, ayant compris que cet
homme lui ressemblait, avec ses engagements heureux ou tragiques, ses zones d'ombre, ses
chagrins et ses silences.
Hélie de Saint Marc n'avait rien d'un «ancien combattant». S'il avait insolemment placardé à la
porte de son bureau le mandat d'arrêt délivré contre lui en mai 1961, il parlait de ceux qui
avaient été ses adversaires avec mansuétude. Quand un article lui était consacré dans Le Figaro,
il ne manquait jamais de demander à son auteur, avec ironie: «Avez-vous eu une réaction
des gaullistes?» Son épouse, Manette, et leurs quatre filles s'attachaient à lui faire mener
une vie tournée vers l'avenir. Il n'était pas du genre à raconter ses guerres, s'enquérant plutôt
de la vie de ses amis, les pressant de questions sur le monde moderne, ses problèmes, ses
défis. Ce vieux soldat bardé d'expériences comme d'autres le sont de diplômes n'avait jamais
renoncé à scruter son époque pour la rendre un tant soit peu plus intelligible.
Énigme insondable
L'existence humaine restait pour lui une énigme insondable. À Buchenwald, Saint Marc avait
laissé la foi de son enfance. L'éclatement de tout ce qui avait été le socle de son éducation
l'avait laissé groggy. Une vie de plus de quatre-vingt-dix ans n'avait pas suffi pour reconstituer
entièrement un capital de joie et d'espérance. C'était un être profondément inquiet, qui confessait
que sa foi se résumait à une minute de certitude pour cinquante-neuf de doute. Le mal, la
souffrance, le handicap d'un enfant, ces mystères douloureux le laissaient sans voix.
Attendant la fin, il confiait récemment avec un détachement de vieux sage: «La semaine
dernière, la mort est encore passée tout près de moi. Je l'ai tout de suite reconnue: nous nous
sommes si souvent rencontrés.»