Pour les journalistes, il était l’aîné de Gascogne. Il n’avait plus l’âge des cadets mais il en gardait la pétulance, le panache, le sens de l’amitié et une plume qui était comme la rapière de d’Artagnan, aussi rapide qu’acérée. Pour la gauche, il était une référence, dans ses convictions comme dans ses errements, qu’il rachetait par une sincérité pleine d’élégance. En tirant sa révérence vendredi, Jean Lacouture entraîne avec lui un pan de l’histoire de France, celle de la décolonisation, du gaullisme honni et respecté, du mitterrandisme ambigu, des grands hommes du XXe siècle et des journaux admirables de ces années-là, le Monde ou l’Obs, engagés et parfois pontifiants, boussoles faillibles mais aussi pièces d’orfèvre.

Au physique, c’était Dorian Gray. On suppose que Lacouture gardait chez lui, comme dans le roman d’Oscar Wilde, un tableau secret qui vieillissait à sa place. L’œil pétillant à plus de 80 ans, le maintien d’un danseur, la crinière frisée à peine grisonnante, le bronzage éternel et la volubilité inépuisable d’un méridional lettré, il traversait le temps sans s’en apercevoir. Sa facilité d’écriture déconcertait. Il a publié, à la vitesse d’un TGV Bordeaux-Paris, plus de 70 livres, tous de facture brillante et d’érudition discrète, dont beaucoup de Français conservent les plus connus dans leur bibliothèque : son De Gaulle, son Mitterrand, son Blum ou son Mauriac, les bios dont il était le plus fier, modèles de récits enlevés et d’études psychologiques. Au Monde, il était le Lucky Luke de l’édito, tirant plus vite que son ombre, pour un «Bulletin de l’étranger» produit en dix minutes, avec une machine à écrire qui tirait en rafales. Quoique d’un orgueil susceptible, il usait d’un humour humble, émaillé de traits d’esprit vachards. On lui prête des mots qui sont peut-être apocryphes mais qui dépeignent une personnalité. De Jean Daniel, fondateur de l’Obs, son frère en journalisme et en amitié, il disait : «Il y a deux choses que Jean déteste : qu’on fasse un bon livre ou un mauvais article.» Rapportant une confidence de Mauriac sur son premier De Gaulle qu’il venait de publier, il raconte en riant : «De Gaulle, ayant lu l’ouvrage, lui a dit : je crains que votre monsieur Lacouture n’ait pas pris la dimension du personnage.» (1) Parlant encore du Général, il le décrit contemplant une statue de Jeanne d’Arc en inversant les rôles : «Cette sainte, devant moi…» Parlant des événements de Pologne, dont les protagonistes avaient tous des noms en X ou en Z, difficiles pour les journalistes français : «Il faudrait leur envoyer des colis de voyelles.»

Regret maternel

Au cœur de son engagement, il y avait une blessure. Jeune homme des années 20 dans la bourgeoisie bordelaise, élevé chez les jésuites, il passe Sciences-Po en 1940 alors que les plus valeureux s’engagent dans la Résistance. Toute la guerre, il sera une sorte de dandy apolitique, regardant de loin pétainistes et gaullistes s’écharper, sans y prendre part. Sur le tard, en 1944, il rejoint tout de même les combattants et participe au siège de la poche de Royan, très meurtrier. De cette passivité initiale - qui fut pourtant le lot de la masse des Français - il a gardé toute sa vie le remords. Il racontera bien plus tard à Jean-Claude Guillebaud, grand reporter, écrivain, son émule et son ami, la leçon qu’il a reçue de sa mère, tous les jours à l’écoute de la radio de Londres. Gaulliste, patriote, elle lui écrit un jour qu’elle a un regret : qu’il ne fût pas devenu résistant. Il en parlait difficilement, avec une sorte de honte filiale.

Peut-être pour se racheter, il rallie dès 1945 la cause de l’anticolonialisme, à une époque où l’idée n’était guère porteuse. Il est jeune attaché de presse du général Leclerc en Indochine française et rencontre Hô Chi Minh, à qui il confère une stature héroïque. Il devient vite journaliste, à Combat, au Monde et à France-Soir. A ce titre, il suit les méandres sanglants des guerres d’indépendance, pendant lesquelles il prend systématiquement le parti des colonisés. Dans cette forme de journalisme, entre le reportage et l’analyse engagée, il excelle rapidement. Les mauvaises langues de l’Obs diront qu’il était surtout un reporter d’ambassade, reçu par les excellences, fréquentant les présidents, les chefs de maquis ou les diplomates, rarement les combattants ou les simples gens. Cela ne l’empêche pas de livrer à ses journaux les articles les mieux informés et les plus justes. Il est le familier de Nasser, de Giap, de Bourguiba ou de Ben Barka. Son aisance en fait un grand reporter tous terrains, naviguant entre le Monde et l’Obs, occupé d’écrire ses livres quand il n’expédie pas ses articles.

L’engagement est parfois mauvais conseiller. Lacouture, le démocrate de formation catholique, défend les communistes du tiers-monde en quasi-compagnon de route. Du régime de Hanoi, stalinien aux méthodes d’acier, il oublie les aspects répressifs, totalitaires, pour se concentrer sur la volonté d’indépendance et l’espérance d’égalité. Il est anti-américain parce qu’anticolonialiste. Et quand les Khmers rouges prennent le pouvoir à Phnom Penh, il défend le nouveau régime, «un mouvement de résistance contre un gouvernement fabriqué par les Américains», qui annonce la venue imminente d’un «meilleur Cambodge». Au même moment, les communistes khmers déportent des centaines de milliers de Cambodgiens qui mourront dans les camps de travail ou les salles de torture. Mais à la différence de tant d’idiots utiles du stalisnime, il fera avec éclat son mea culpa, sur un ton de contrition qui force la sympathie. «J’ai pratiqué une information sélective en dissimulant le caractère stalinien du régime nord-vietnamien. Je pensais que le conflit contre l’impérialisme américain était profondément juste et qu’il serait toujours temps, après la guerre, de s’interroger sur la nature véritable du régime. Au Cambodge, j’ai péché par ignorance et par naïveté. Je n’avais aucun moyen de contrôler mes informations. J’avais un peu connu certains dirigeants actuels des Khmers rouges, mais rien ne permettait de jeter une ombre sur leur avenir et leur programme. Ils se réclamaient du marxisme sans que j’aie pu déceler en eux les racines du totalitarisme. J’avoue que j’ai manqué de pénétration politique.» Difficile d’être plus sincère.

Tauromachie et rugby

Derrière chaque homme qui réussit, dit-on parfois dans une formule un peu machiste, il y a une femme forte. Cette femme s’appelait Simone Lacouture, journaliste elle aussi engagée, tôt rencontrée, avec qui il signe son premier livre sur Nasser et qui sera son mentor aimant jusqu’à la fin de sa vie. Elle organise tout pour lui et joue avec abnégation le rôle de documentaliste et de relectrice, qui concourt grandement à la qualité de ses ouvrages. Dans les années 70, Lacouture devient le prince de la biographie, qui font les beaux jours des éditions du Seuil dont il est l’un des piliers, directeur de la collection «l’Histoire immédiate», comme il est grand reporter intermittent pour le Monde ou l’Obs. Il joue d’un éclectisme virevoltant en écrivant aussi sur la tauromachie ou le rugby, enraciné dans le Sud-Ouest avec une fierté de mousquetaire.

Il pratiquait un journalisme d’intelligence mais aussi d’admiration. Il lui est impossible d’écrire la vie d’un homme qu’il ne respecte pas. Il ne veut pas de sujets pour ses livres mais des héros. Du coup, il occulte volontairement certains aspects qui lui semblent médiocres, trop intimes ou décevants. Il racontera plus tard avoir appris que De Gaulle à Londres eut dans sa vie de paladin hautain de la France libre… une jeune maîtresse. Sermonné par l’Intelligence Service qui craignait pour sa réputation, le Général avait répondu, laconique : «L’affaire sera réglée dans la journée.» Avant de congédier son amie de cœur. L’anecdote ne figure pas dans De Gaulle, l’éternel défi. De même quand il devait aborder sur Mitterrand l’inévitable volet des affaires politico-financières de l’entourage, il disait seulement «caca !». Il avait en horreur le journalisme d’investigation, qui n’était à ses yeux qu’un bas-fond du métier, pratiqué par des plumitifs à l’esprit en forme de trou de serrure. Ce qui le conduisait parfois à d’étranges oublis. «Ce que je me reproche, dit-il à Libération (1), c’est de ne pas l’avoir interrogé sur Bousquet. Ce nom n’est pas sorti de ma bouche devant lui. Il était très âgé, très malade, alité. Et je me suis tu.»

Ainsi s’efface dans l’élégance un héraut de la gauche des libertés, fidèle à ses idées et encore plus à ses amis, épicurien du Midi et spartiate de l’écriture, chaleureux et exigeant, colérique et généreux. Ainsi s’éloigne sans tapage une forme de journalisme que les esprits forts récuseront sans l’avoir connu, proche de la littérature, dans la confidence des puissants, mais d’une sagacité rare et d’un agrément de lecture dont on fera bien de s’inspirer avant de donner des leçons. D’autant que les incertitudes de l’engagement étaient chez lui compensées par cette qualité parfois oubliée qui reste le fondement de ce métier : l’honnêteté intellectuelle.

(1) Lire le portrait de Jean Lacouture par Judith Perrignon paru dans Libération, le 22 mai 2003.

Par Laurent Joffrin