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L'AKP cherche-t-il à islamiser la société turque ?
L'AKP cherche-t-il à islamiser la société turque ?
LEMONDE.FR | 22.02.12 | 19h06 • Mis à jour le 22.02.12 | 21h53
En habile stratège politique, Recep Tayyip Erdogan cultive savamment l'art du contre-pied. A l'occasion d'une récente intervention devant les députés, le premier ministre turc, issu de la mouvance islamiste, déclarait ainsi vouloir "former une jeunesse religieuse" en adéquation avec "les valeurs et principes de [la] nation". Face aux protestations aussitôt exprimées par l'opposition, il ajoutait même : "Attendez-vous du parti conservateur et démocrate AKP [Parti de la justice et du développement, au pouvoir] qu'il forme une génération d'athées ? C'est peut-être votre affaire, votre mission, pas la nôtre. (...) Vous ne voulez pas d'une jeunesse religieuse, la voulez-vous droguée ?"
Depuis, les propos du chef du gouvernement, réitérés dimanche à l'intention des jeunesses de l'AKP, n'en finissent pas de créer des remous. Certains considèrent cette saillie comme une remise en cause à peine voilée de la laïcité, principe fondateur de la République moderne fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk. Cette crainte, avivée par le succès électoral de l'AKP aux législatives de juin 2011 (49,9 % des suffrages) et la mise au pas de l'armée – gardienne autoproclamée, depuis plusieurs décennies, de ladite laïcité – est-elle fondée ? Historien spécialiste de l'islam turc et directeur de recherches au CNRS, Thierry Zarcone se veut prudent sur la question.
A ses yeux, la déclaration de M. Erdogan s'inscrit avant tout dans le cadre d'une proposition de loi défendue de longue date par l'AKP et destinée à réformer l'enseignement. "En janvier 1998, à la faveur d'un 'coup d'Etat virtuel', l'armée a chassé le parti islamiste Refah [de l'ancien premier ministre Necmettin Erbakan] du pouvoir de coalition. Peu auparavant, en août 1997, elle avait fait voter une loi sur l'éducation qui instaurait un cursus obligatoire de huit ans, dans des établissements laïques. Le but était de contrer les religieux, qui avaient l'habitude de sortir les enfants de l'éducation laïque au bout de quelques années pour les placer dans des lycées religieux où on les formait à la profession d'imam", explique-t-il. Depuis 2002, l'AKP a régulièrement cherché à amender cette loi, sans succès toutefois en raison du poids de l'armée. De ce point de vue, le contexte lui est aujourd'hui plus favorable. "Depuis deux ou trois ans, la puissance des militaires, visés par de nombreux procès, s'est effondrée", souligne M. Zarcone.
LE PASSÉ TROUBLE D'ERDOGAN
Indépendamment des visées prêtées à M. Erdogan en matière éducative, d'autres voient dans son discours une volonté de promouvoir en filigrane l'islam – non pas nécessairement comme outil de revendication politique, mais plutôt comme vecteur privilégié du lien social. "Au cours des dix dernières années, le motif islamique a contribué à une certaine forme de réconciliation sociale. Auparavant, un 'bon et pieux' croyant se situait forcément contre la laïcité. En mêlant dans son discours la référence à l'islam, principalement au niveau individuel, et le respect de la laïcité, l'AKP a réussi à concilier ces deux dimensions, de telle sorte qu'elles ne soient plus antagonistes", argumente Gérard Groc, turcologue et chercheur associé à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam), qui récuse toute "provocation".
" Erdogan n'aurait rien à y gagner, alors que s'ouvrent les discussions sur une nouvelle Constitution [l'actuelle, héritée du coup d'Etat militaire de 1980, a été ratifiée en 1982]", poursuit-il, n'écartant pas, en parallèle, l'argument électoraliste. En août 2014, pour la première fois, le président ne sera plus élu par la Grande Assemblée nationale de Turquie (Parlement monocamériste), mais au suffrage universel. "Il se peut, de fait, qu'il esquisse dès aujourd'hui, et en pointillé, le portrait du candidat que les électeurs attendent : conservateur mais non dogmatique, intransigeant dans la lutte antikurde et étatiste. Déjà, en prévision des législatives de 2007, il avait infléchi sa ligne, principalement à l'égard de l'Union européenne."
"Plus largement, je pense que ses déclarations sur l'éducation sont aujourd'hui pour lui un motif de campagne visant à consolider l'électorat de l'AKP, qu'il conçoit comme une force politique dominante sur plusieurs décennies", analyse de son côté Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine à l'Institut français des relations internationales (IFRI). Une consolidation d'autant plus probable que, selon elle, "la société turque, assez conservatrice, donne des signes de réorganisation des valeurs autour d'un cœur religieux capable de fournir une morale publique de remplacement au kémalisme".
Dans ce contexte, les tenants de la laïcité nourrissent des doutes, pour ne pas dire de franches inquiétudes. "Leur principale peur est de voir émerger des élites qui ne seraient plus formées dans des écoles laïques", avance Thierry Zarcone. Les intentions réelles de Recep Tayyip Erdogan constituent, à leurs yeux, une source légitime de préoccupation. Au sein des cercles kémalistes, et plus particulièrement du Parti républicain du peuple (CHP), le souvenir de 2008 reste vivace. En mars de cette année-là, la Cour constitutionnelle de Turquie avait accepté de lancer une procédure de dissolution à l'encontre de l'AKP pour "activités antilaïques", après que le parti islamiste eut levé l'interdiction du port du voile sur les campus universitaires. Quatre mois plus tard, il avait finalement échappé de peu à la fermeture, six juges sur onze s'étant prononcés pour, le quorum étant fixé à sept.
Les détracteurs les plus fervents du premier ministre n'oublient pas également qu'il a bâti la première partie de sa carrière politique dans l'ombre de Necmettin Erbakan, au sein de formations islamistes – le Parti du salut national au milieu des années 1970, puis le Parti de la prospérité (Refah) à partir de 1983. Pas plus que ses coups d'éclat, comme en 1998, lorsqu'à l'occasion d'un meeting de campagne à Siirt, il avait cité le poète nationaliste Ziya Gökalp : "Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats." Jugés séditieux, ces propos lui avaient valu à l'époque de purger quatre mois de prison pour "incitation à la haine religieuse".
"L'AGENDA CACHÉ", HANTISE DES LAÏQUES
Nombreux sont ceux qui, encore aujourd'hui, estiment que Recep Tayyip Erdogan n'a pas abandonné son "agenda caché", sorte de projet secret visant à imposer un islam hégémonique de manière subreptice, par le biais de réseaux politiques puissants. Un projet auquel contribueraient étroitement les "fethullahci" ou "gülenistes" – du nom de Fethullah Gülen, influent imam exilé aux Etats-Unis que ses opposants n'hésitent pas à qualifier de "Khomeyni turc", prêt à tout pour placer ses fidèles à chacun des échelons de l'Etat.
Aux dires de certains commentateurs turcs, la confrérie, réputée proche du gouvernement bien qu'en désaccord sur certaines questions sociales, serait implantée à divers niveaux, dont la police, la justice, l'éducation et le Diyanet (direction des affaires religieuses). Pour autant, la thèse d'une islamisation rampante divise les experts. "Ce n'est pas impossible. Erdogan a certes toujours dit qu'il se concentrait prioritairement sur l'économie et le politique. Mais il ne faut pas omettre non plus le fait qu'il est issu d'un milieu conservateur et diplômé d'un lycée religieux (imam hatip)", rappelle Thierry Zarcone.
Gérard Groc, lui, n'y croit pas. "Certes, les dirigeants du parti ont pu, par le passé, instrumentaliser la carte islamique, mais aujourd'hui, ils la jouent de manière complètement différente. S'ils pensent qu'une indexation de la vie sociale sur l'islam est quelque chose de valable et même de souhaitable, leur but n'est pas de mettre en place des règles chariatiques [conformes à la loi islamique] aux niveau juridique et politique." Selon lui, le modèle laïque ne serait donc pas en danger. Il en veut pour preuve la tonalité rassurante du discours de Recep Tayyip Erdogan lors de sa tournée "arabe" de septembre en Egypte, en Tunisie et en Libye. Il s'était alors employé à vanter les mérites de la laïcité à la turque, affirmant que "la Turquie était un Etat démocratique laïque où toutes les religions avaient le même niveau".
Le premier ministre turc, néo-converti pragmatique à la laïcité ? Gérard Groc en est convaincu : "Erdogan a compris qu'il lui fallait gérer une pluralité confessionnelle qui est inhérente aux sociétés du Proche-Orient." A cette aune, l'islam ne serait qu'un "marqueur" lié à l'entrée de plain-pied du pays dans l'ère de l'internationalisme. Une façon de cultiver sa différence identitaire, notamment vis-à-vis de l'Occident.
Aymeric Janier
Tags : Turquie, Islam, Erdogan, société
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