• La finance en libre accès ?

    La finance en libre accès ?

    Publié le 30/03/2013 à 17h00

    Les changements les plus radicaux passent parfois inaperçus. En une quinzaine d’années, le marché de l’information économique a connu une révolution comparable à celle du libre accès dans le monde académique.

    Le monopole séculaire des grandes agences en est ressorti sérieusement entamé au profit d’une sorte de communisation de l’information : elle est de moins en moins un produit à acquérir et de plus en plus une sorte de bien public, universellement disponible.

    Cette exigence nouvelle de visibilité publique des transactions financières est parfois vue comme une réponse partielle à la crise. Cherchant à réformer le système financier américain, la loi Dodd-Frank se présente comme :

    « Une loi pour promouvoir la stabilité financière des Etats-Unis en améliorant l’accountability (la responsabilisation) et la transparence dans le système financier. »

    On assisterait ainsi à une mutation inédite. A la fin des années 1970, Jean-Noël Jeanneney soulignait dans « L’argent de la presse » que les milieux financiers pratiquent une véritable culture du secret. Aujourd’hui, cette discrétion ne serait plus de mise.

    La fin de l’inégalité d’information ?

    C’est l’un des principaux biais de la théorie libérale. Elle repose toute entière sur le postulat d’un marché libre et non faussé. Or, en pratique, la réalité est bien différente : certains acteurs en savent bien plus que d’autres.

    Le système des grandes agences d’information favorise une petite minorité de privilégiés. Moyennant des abonnements souvent considérables à des terminaux d’accès (les Financial Data Vendors), ces derniers accèdent à de nombreuses données essentielles. Le temps constitue notamment un élément stratégique : en l’absence d’un abonnement, les cours ne peuvent être consultés qu’avec un différé de 15 minutes.

    Dans un jeu où les règles ne sont pas les mêmes pour tous, il n’est pas bien difficile de déterminer les gagnants et les perdants. Les institutions de premier plan ont toujours une longueur d’avance sur les petits investisseurs.

    Sans disparaître complètement, cette relation d’asymétrie perd de sa vigueur depuis une quinzaine d’années. La révolution numérique bouleverse doucement mais sûrement le secteur de l’information financière.

    Les grandes agences ont perdu leur fond monopolistique

    Au début des années 2000, l’agence Reuters passe tout près du dépôt de bilan : ses terminaux surfacturés ne sont plus compétitifs. Son principal concurrent, Bloomberg, s’en sort mieux au prix d’une certaine adaptation : depuis plusieurs années, il alimente un centre Open Bloomberg.

    Les grandes agences ont ainsi graduellement perdu leur fond monopolistique. Les données sur les entreprises sont les premières concernées : entre les archives de la presse spécialisée, les bilans chiffrés officiels ou les synthèses de Wikipédia, elles s’avèrent aisément récupérables.

    Les cours boursiers suivent avec un temps de retard. Google Finance a signé l’année dernière un partenariat avec la bourse de Londres : les cours sont désormais universellement accessibles en temps « réel », sans le différé de 15 minutes.

    Un mouvement hétéroclite…

    Comme tout mouvement de longue haleine, l’open data financier n’est pas d’un bloc. Il recouvre de multiples d’initiatives, certaines plus fructueuses que d’autres. L’administration américaine a clairement joué un rôle moteur en imposant une standardisation des données financières.

    Jusqu’alors, il existait une multitude de formats, parfois spécifiques à une seule institution et rarement compatibles entre eux. Depuis plusieurs années, les moyennes et grandes entreprises des Etats-Unis doivent publier leur comptabilité sur la base EDGAR en recourant à un langage dit sémantique, le XBRL [PDF].


    Les données financières de Google sur la base de donnée EDGAR

    L’accessibilité de cette standardisation reste problématique. Le XBRL ne peut être maîtrisé par le commun des mortels : il n’en existe à ce jour aucun tutoriel en ligne.

    L’association qui le promeut omet de diffuser des ressources éducatives afin de mieux mettre en avant ses formations assez onéreuses (600 à 700 euros pour une demi-journée d’apprentissage). On se trouve ainsi dans une situation contre-intuitive, où un format a priori libre appelle un savoir concrètement privatisé.

    Offrir un autre son de cloche

    Par ailleurs, il ne suffit pas de publier les données : il faut encore les comprendre. Plusieurs projets associatifs s’y emploient et tentent d’offrir un autre son de cloche que le discours officiel des institutions financières.

    Open Corporates renseigne plusieurs millions d’entreprises dans une vingtaine de pays. L’Open Knowledge Foundation a développé un outil de contre-expertise assez performant, Open Spending ; il est fréquemment utilisé pour détailler des budgets publics, tels que celui du Royaume-Uni ou de l’Union européenne. Enfin, de manière plus indirecte, le projet Wikidata permettra de combiner facilement des millions de données fiables.

    Toutes ces initiatives commencent à se structurer. Il y a deux mois, l’Open Knowledge Foundation organisait un atelier sur l’économie ouverte (Open Economics) qui regroupait économistes, informaticiens et militants associatifs.

    Un peu à contre-courant de ce mouvement d’ouverture, certains professionnels cherchent à éliminer les intermédiaires au profit d’une automatisation des tâches. Forbes fait ainsi appel depuis peu au service d’un chroniqueur robot, qui se sert allègrement des nombreuses données disponibles en ligne.

    Vers une révolution culturelle ?

    Comme on pourrait s’y attendre, il ne fait qu’un travail de compilation sans inventivité. Il y a peu de risque que cet honnête travailleur mécanique aille jusqu’à contester les évaluations officielles des entreprises ou des institutions publiques.

    Comme on le voit, le problème est plus culturel que technique. La réduction des asymétries d’information passe avant tout par un changement d’état d’esprit, l’acquisition du savoir économique nécessitant non plus un système de distribution vertical mais une interface d’échange de pair à pair.

    Les prémisses d’une telle révolution culturelle semblent se dessiner. Dans le sillage de la crise, plusieurs communautés en ligne expérimentent de nouvelles manières d’envisager l’acte économique. En France, le réseau Ouishare cherche à fédérer toutes ces alternatives émergentes.

    Elles peuvent passer par la généralisations de pratiques anciennes (covoiturage, hébergement) ou par une redéfinition radicale de nos manières d’appréhender la vie économique (adoption d’une monnaie virtuelle, généralisation du salaire de base universel).

    Nouveau modèle subversif bientôt domestiqué ?

    La définition de cette nouvelle culture économique est l’objet d’âpres controverses. Pour le très libéral The Economist, les révolutionnaires devraient finir par rentrer dans le rang :

    « Ce qui ressemble à un nouveau modèle subversif va probablement se fondre dans les modèles existants et être graduellement domestiqué par les acteurs dominants du marché… »

    Numérama postule a contrario l’émergence d’un nouveau communisme. A certains égards, l’économie du partage tendrait vers les idéaux romantiques du premier Marx. Les manuscrits de 1844 postulaient l’organisation d’une société non hiérarchisée et non formalisée où chaque objet est un bien commun librement appropriable par tous.

    Le débat demeure ouvert. En attendant, que la mécanique du changement s’affirme au cœur-même de l’économie de marché, voilà qui peut faire frémir ou rêver, selon l’orientation de chacun…


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