• "La mal-pensance des leaders du FN fait partie de leur prestige"

     
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    "La mal-pensance des leaders du FN

    fait partie de leur prestige"

    Le Point.fr - Publié le <time datetime="2014-05-27T13:04" itemprop="datePublished" pubdate="">27/05/2014 à 13:04    </time>lien 

    Pourquoi, malgré des décennies de combat anti-FN, le parti des Le Pen est-il devenu un acteur majeur du paysage politique ? Réponse de Pierre-André Taguieff.

    <figure itemprop="associatedMedia" itemscope="" itemtype="http://schema.org/ImageObject">Marine Le Pen triomphe le soir du 25 mai. Le Front national, qui a obtenu près de 25 % des suffrages, se proclame "premier parti de France".<figcaption>Marine Le Pen triomphe le soir du 25 mai. Le Front national, qui a obtenu près de 25 % des suffrages, se proclame "premier parti de France". © Pierre Andrieu /AFP</figcaption></figure>
     
    Propos recueillis par 
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    Après le séisme politique issu des urnes dimanche 25 mai, le politologue Pierre-André Taguieff, qui étudie le FN depuis des années, revient sur les raisons du succès du parti des Le Pen. Et pointe l'inefficacité des discours diabolisants tenus par les politiques depuis des décennies. 

     

     
     
     ©  DR
    Le Point.fr : Après les municipales, le FN réalise encore une forte percée électorale. Peut-on dire que Marine Le Pen a réussi la "dédiabolisation" de son parti ?

     

    Pierre-André Taguieff* : Oui et non. Car il ne s'agit pas d'un programme de "dédiabolisation" qui se serait réalisé linéairement. D'une part, la normalisation du FN est loin d'être achevée : la figure de Marine Le Pen reste fortement rejetée, dès lors qu'elle ne symbolise plus seulement une opposition radicale au pouvoir socialiste, à "Bruxelles", à la "mondialisation sauvage" ou à l'immigration de masse. D'autre part, la relative normalisation du FN n'est pas le simple effet de la décision prise par Marine Le Pen, reprenant sur ce point le projet défini par Bruno Mégret dans les années 1990, de "dédiaboliser" le FN. On ne se "dédiabolise" pas selon son bon vouloir. De multiples facteurs sont en jeu dans l'affaire. Le retrait progressif de Jean-Marie Le Pen est simplement dû à l'âge avancé du personnage provocateur. Son effacement a provoqué un appel d'air pour le parti qu'il plombait et isolait. Le renouvellement et le rajeunissement des cadres, des adhérents et des sympathisants du FN, à l'image de Marine, ont joué un rôle majeur. 

     

     
     
     ©  Sipa
    Enfin, il y a le contexte des années 2000 : la prise de conscience de la menace islamiste, la perte de confiance dans les élites nationales européistes, en passant par les peurs liées à l'immigration de masse et l'expérience inquiétante de la crise financière de 2008, qui a favorisé le retour de l'anticapitalisme démagogique et la diffusion des idées protectionnistes. Ce climat a globalement profité au nouveau FN, qui a su adapter son programme aux mouvements de l'opinion.

     

    La figure d'un personnage diabolisé "attire, séduit, voire fascine", écrivez-vous. Comment expliquer que la diabolisation puisse être un atout en politique ?

    Il faut rappeler que, dans le charisme politique, il y a une dimension démoniaque, perçue autant par les admirateurs du chef charismatique que par ses ennemis. Dotés d'un fort charisme, les grands démagogues et les pires dictateurs rassemblent et mobilisent autour d'eux, mais aussi contre eux. Ils font peur en même temps qu'ils donnent de l'espoir, en ce qu'ils incarnent la promesse d'une rupture salvatrice et d'un changement bénéfique. On attend d'eux de grandes choses, car ils promettent que l'impossible est désormais possible, et la déception qu'ils finissent par provoquer est d'autant plus profonde. Or, le propre du FN comme entreprise politique familiale, c'est qu'il existe en raison du charisme de ses dirigeants, Le Pen père ou Le Pen fille. Ils ne sont pas jugés sur leur action politique ou leur gestion des affaires publiques, mais sur leur discours de combat et leurs talents de tribun, leurs intentions affichées, leurs promesses alléchantes et tranchantes. Qui serait en désaccord avec le projet de "sauver la France" ? Pour séduire, il faut présenter un visage qui se distingue fortement de la masse des acteurs politiques formatés. La mal-pensance affichée des leaders du FN, à travers leur europhobie et leur anti-immigrationnisme, fait partie de leur prestige ou de leur capital symbolique, elle les distingue des autres leaders politiques, chantres de la "diversité" et de l'Union européenne en tant que voie du salut.

     
     
     ©  Boris Horvat/AFP

     

    3. Dans votre livre, vous évoquez également l'émergence d'un tripartisme. Le FN ne serait plus cette bulle de savon qui croît au gré des humeurs populaires ? Serait-il "installé" ?

    Il y a de bonnes raisons de le penser. L'anti-lepénisme incantatoire a échoué : non seulement le FN est toujours là, mais il constitue désormais l'une des trois grandes forces politiques en présence. Cet échec est avant tout celui de la gauche, qui avait cru dans les années 1984-1985, en créant un monstre répulsif (d'"extrême droite" ou de "droite extrême"), s'être donné l'arme décisive contre la droite. Et, de fait, grâce à un FN fort, la gauche a exercé un chantage permanent sur la droite libérale, soupçonnée en permanence de se rapprocher du "diable" lepéniste. Mais, désormais, l'arme s'est retournée contre le PS, confronté à un néo-lepénisme attractif pour les classes populaires et une partie croissante des classes moyennes. Par ailleurs, si la droite libérale a réussi à reprendre le pouvoir, avec Chirac puis Sarkozy, elle doit cependant compter aujourd'hui avec un FN dont le dynamisme la menace directement. Bref, la nouvelle vague lepéniste a modifié profondément le paysage idéologico-politique, qui passe du bipartisme à un tripartisme dont l'avenir reste encore indéterminé. Car un nouveau bipartisme pourrait surgir du chaudron de sorcière, opposant un camp national républicain à un camp européiste. La France politique est en cours de réinvention, sans l'avoir prévu ni voulu.

    Jean-Christophe Cambadélis a récemment reconnu l'échec du PS dans la critique du FN. Est-ce le début d'un aggiornamento sur le sujet ?

    Ces propos n'engagent que lui. La gauche plurielle donne toujours dans la rhétorique de la diabolisation, elle continue à lancer ses imprécations et à égrener ses clichés : "Le FN n'a pas changé", "Le FN est d'extrême droite" (parce qu'il est d'extrême droite), "Le FN avance masqué", etc. Jean-Luc Mélenchon se fait gloire d'affirmer que le FN est "fasciste" et qu'il faudrait l'interdire. La plupart des acteurs politiques, des éditorialistes et des intellectuels de gauche persévèrent, sans faire preuve de la moindre imagination, dans le discours de la dénonciation et du démasquage, prétendant dévoiler "le vrai visage du FN" en laissant entendre qu'il serait "fasciste" et "raciste". Ici encore, le meilleur allié des diabolisateurs du FN est Jean-Marie Le Pen, désireux de survivre à tout prix, à coups de provocations verbales et de calembours douteux, comme l'allusion à "Monseigneur Ebola" qui pourrait "régler en trois mois" le problème de "l'explosion démographique" en Afrique. Le 21 mai 2014, le Premier ministre a réagi en donnant dans la rhétorique diabolisatrice : les propos de Le Pen père dévoileraient "la vraie face du FN". Et ce, alors même qu'une violente campagne est menée contre lui, sur le thème "le vrai visage de Manuel Valls", titre du dernier pamphlet conspirationniste d'un héritier de Drumont. Le "vrai visage" est toujours celui du diable : Hitler ou le "fascisme". Le Premier ministre socialiste a enterré le désir d'aggiornamento du premier secrétaire du PS.

    Est-il encore pertinent de classer le FN à l'extrême droite ?

     

     
     
     ©  Franck Pennant/AFP
    L'expression "extrême droite" fonctionne comme une étiquette polémique, destinée à disqualifier un adversaire, et enveloppe une notion confuse. Elle n'est pas le produit de la conceptualisation rigoureuse d'un phénomène politique bien identifié, mais une expression douteuse reçue en héritage et reprise sans examen critique. À l'analyse, on se rend vite compte qu'elle fonctionne comme un quasi-synonyme de "fascisme", avec la suggestion trompeuse que le fascisme serait intrinsèquement de droite ou essentiellement situé à droite, ou, selon le cliché actuellement en vogue, "à droite de la droite". Or, les positions et les propositions du FN, aujourd'hui, constituent un mélange de thèmes ordinairement classés à droite ou à gauche, à l'extrême droite ou à l'extrême gauche. Son existence et son dynamisme témoignent de la dissémination de ces thèmes dans l'espace de l'opinion, qui n'est plus structuré par l'opposition entre le parti de l'ordre, de la conservation ou de la réaction et celui du mouvement, du changement ou du progrès. Le FN est une formation politique devenue inclassable en termes de droite ou de gauche. 

     

    Il s'agit d'un mouvement nationaliste dont la spécificité réside dans le style populiste de son leader et fondateur, Jean-Marie Le Pen, dont la fille Marine a pris la relève en "gauchisant", "jacobinisant" et "colbertisant" nettement le programme du parti. À la fois souverainiste et identitaire, donc anti-européiste, "antimondialiste" et anti-immigration, dont le leader se caractérise par son style populiste, il jumelle l'appel au peuple, le culte du peuple et le rejet des élites en place. En 1984, j'ai proposé de le catégoriser comme "national-populiste", et je pense que cette catégorisation est toujours la moins mauvaise.

    Si le discours moral est vain et contre-productif, que reste-t-il aux opposants du FN ?

     

     
     
     ©  Kenzo Tribouillard/AFP
    D'une façon générale, il faut juger les dirigeants politiques sur les résultats de leur action politique, et non pas sur leur charme personnel, leurs intentions déclarées ou leurs projets séduisants. Encore moins sur leurs bons mots ou leurs jeux de mots douteux, comme on le fait trop souvent dans les médias. Il reste l'essentiel : la critique argumentée et la lutte politique, projet contre projet. Le FN doit être traité comme l'est le Parti de gauche, ni plus ni moins. Les ennemis du FN doivent d'abord analyser son programme le plus froidement possible, à en relever les contradictions, les propositions irresponsables et dangereuses, les mesures purement démagogiques ou délirantes, etc. Puis examiner de près le comportement de ses élus, enfin le juger sur ses résultats locaux, dans la gestion municipale. 

     

    Mais l'essentiel est de répondre d'une façon crédible aux préoccupations et aux inquiétudes de l'électorat actuel et potentiel du FN, tout en offrant à tous les citoyens un projet exaltant et mobilisateur pour la France. Si les partis dits de gouvernement, installés dans la routine, ont perdu leur attrait, c'est en raison de leur impuissance à définir des horizons de sens. Ils doivent d'urgence chasser de leur discours les fleurs de cimetière de la rhétorique européiste standard, dont on connaît le principal motif : "l'avenir de la France, c'est l'Europe". Comment ne pas entendre par là l'annonce de la fin de la nation française ? On ne saurait s'étonner que la mort annoncée de la France ne soit pas une bonne nouvelle pour tous les Français. Le rejet de l'Europe est alimenté par l'arrogance du messianisme européiste.


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