Quatre heures du matin, dimanche 27 mai, au gîte des Combes, chez Paul et Marie-Hélène Hibert. Dans la cuisine, cette dernière prépare les vivres pour l’expédition du jour : des farçoux aux herbes de l’Aveyron, l’aligot, bien sûr, et bien d’autres merveilles. C’est qu’il faut nourrir la quarantaine d’amis, de voisins, la famille, aussi, tout ce monde qui n’a qu’un objectif en ce jour : réussir la 31e transhumance digne de ce nom, depuis que la tradition a repris son cours sur l’Aubrac.
Dehors et à l’étable, on est déjà dans l’ambiance. Le départ du troupeau est prévu à 6 heures. Avant, il faut fixer les jougs et attacher les cloches et clapes (grosses cloches) au cou des bêtes, séparer les veaux de leurs mères, car trop petits encore, ils seront montés en camion jusqu’à l’estive. Les taureaux non plus ne transhument pas avec les vaches, trop lourds pour parcourir les quarante kilomètres de chemin.
Une transhumance hautement encadrée
Le plan de bataille est le suivant : on mettra en tête les « meneuses », des vaches qui ont de l’expérience et ne s’emballent ni ne traînent. Ce sont elles les plus décorées, avec drapeaux français et occitan, branches de houx fleuries et grosses cloches. Derrière elles, les vaches les plus âgées – 10 à 12 ans environ – qui auront besoin d’être un peu tirées. Et en queue, les « doublonnes », jeunes bêtes de 2 ans bien fringantes qu’il convient de modérer dans leur allure.
Les bergers occasionnels, armés de bâtons en châtaignier joliment écorcés, se répartiront en trois groupes, un devant, un au milieu et un derrière, de manière à encadrer comme il se doit le troupeau. « Au début, ça part très vite, il faut presque courir », annonce un habitué. Maintenant, la pression monte, on le sent au tintamarre que font les cloches, à la mine un peu tendue de Paul et Sylvain Hibert, père et fils. « Si on ne part pas à l’heure, c’est la pagaille ! », confie ce dernier, car neuf autres troupeaux montent par le même chemin, et il s’agit de ne pas mélanger les animaux.
Engouement du public dès le petit matin
Six heures pile : le jour se lève à peine, grisonnant, un peu brumeux. Les vaches s’élancent sur la petite route le long du Lot, vers Saint-Côme-d’Olt. « Cette année, elles sont parties dans le calme », relève un berger. À peine passée sur le pont au-dessus de la rivière, la troupe est accueillie par un public matinal. On se salue, on se connaît bien. Les vaches ne s’attardent pas, au contraire, elles traversent le village d’un pas énergique.
Puis commence la lente montée sur la D987 qui conduit à Aubrac et au-delà, sur le plateau où les animaux passeront quatre mois et demi au grand air de ce qu’on appelle ici « la montagne » : un vaste plateau à 1 300 m d’altitude. Une légère fumée s’échappe du dos des vaches en plein effort qui commencent à avoir chaud. Le brouillard s’est levé, le soleil apparaît, timide au début, et de plus en plus franc.
Damien Marcillac, Thierry Guiral, Julien Favier, Julien Cabanettes, Sylvain Hibert bien sûr, tous des gars costauds, s’acquittent avec le plus grand sérieux de leur tâche : remettre les vaches un peu folâtres dans le droit fil. Et elles s’exécutent bravement, même si l’herbe est tendre dans les fossés. Les plus jeunes – les deux frères Louis et Paul, et les deux autres frères Anthony et Mathias, des enfants du voisinage – ne sont pas les derniers à donner du bâton quand cela s’impose.
Bénédiction du troupeau par le P. Boyer
À midi passé, le troupeau de « l’écurie Hibert » entre dans Aubrac. Sur l’estrade de la place centrale, les personnalités accueillent les éleveurs : « Je veux les remercier au nom du territoire de l’Aubrac. Ce sont eux qui ont fait l’Aubrac, et ce sont leurs vaches qui conservent la nature », lance le maire, Jean-Claude Fontanier. Malgré les vêtements traditionnels, la foule compacte des touristes et des gens du cru, et bien sûr, la décoration des bêtes, Jacques Molières, président de la chambre d’agriculture de l’Aveyron, confie : « Ici, ce n’est pas du folklore. L’agriculture, c’est d’abord nourrir des hommes, avec des valeurs. Ce pays, c’est ça ! Les éleveurs promeuvent un système économique tourné vers la modernité – je pense en particulier au travail sur la génétique – mais enraciné. L’Aveyron est fait de diversité, je milite pour que ce soit là sa force, et pas l’occasion de divisions. »
Vient ensuite la bénédiction du troupeau. Le P. Raoul Boyer, curé du secteur, lance à tout le monde et aux familles des éleveurs en particulier : « Soyez certains que Dieu vous aime ! » Les autorités de la République n’y voient rien à redire, on applaudit, quelqu’un relève même qu’« on est en terre catholique ». À la sortie du village, les badauds affluent. Josianne et Jacques Bonniec, de Normandie, s’étonnent : « Ici, c’est la vie ! Chez nous, on supprime peu à peu les petits élevages. »
Après les flonflons, la promesse de la prairie humide
Passés le personnel de la protection civile, les gendarmes sur de rutilantes motos et la vague des camping-cars, Jean-Jacques et Élisabeth Bergeron, un couple venu de Dordogne, expriment leur plaisir d’être là : « La manifestation bovine, c’est super, mais la faune et la fleur de ce pays, quelle merveille ! Quant aux paysans du pays, ils sont hyper-sympas. Et ça, on s’en souviendra ! »
Un peu plus loin, le troupeau sort de la route et de ses flonflons. Maintenant, les cloches font la seule et tintinnabulante musique. Les bêtes avancent dans la prairie humide, les hommes suivent en écrasant l’herbe drue, évitant ainsi l’enlisement entre deux touffes. Au loin quelques burons (cabanes de berger en pierre), un ou deux arbres comme un événement au milieu du désert herbu, ponctuent la fin du périple.
À 16 heures, la troupe parvient au lieu-dit La Bessière. Les veaux sortent du camion pour retrouver chacun sa mère. « Ils ne se trompent jamais ! », assure en essuyant une larme le vieux et fidèle Joseph Martel, que tous ici respectent.
------------------------------------
L’Aubrac, une identité forte
Comme dans l’ouest de la France, les paysans de l’Aubrac, très attachés à l’Église catholique, et sous l’autorité de Marc-Antoine Charrier, notaire de Nasbinals (Lozère), se soulevèrent contre les forces de la Révolution française. Cette insurrection ne dura que quelques mois, et leur chef fut guillotiné à Rodez le 17 juillet 1793.
Ce pays est aussi marqué par un important exode rural qui s’est intensifié avec l’arrivée du chemin de fer dans le Massif central vers 1880 : les habitants de l’Aubrac, surtout ceux du nord de l’Aveyron, furent nombreux à émigrer à Paris, fuyant la grande pauvreté de leur région. Ainsi commence l’épopée des « café-bois-charbon » de la capitale où s’illustreront les Aveyronnais.
Les grands-parents de Paul Hibert firent partie de ce contingent d’Aveyronnais. Ils acquirent un hôtel à Paris en 1900, qu’ils revendirent en 1927 avant de revenir au pays et d’acheter l’exploitation dont Paul, 54 ans, a hérité et qu’il dirige en Gaec avec son fils Sylvain, 31 ans.