-
Les risques psychosociaux : regards croisés du juriste et du psychologue
Les risques psychosociaux : regards croisés du juriste et du psychologue
Si les risques psychosociaux comportent une dimension psychologique importante, en pratique, cette dimension est souvent considérée comme relevant du curatif et non pas comme un véritable outil de prévention .
L’impasse des acteurs du travail est une réalité, tant il semble complexe de se mobiliser de manière concertée dans une approche systémique d’analyse et de compréhension de nos environnements. Cette difficulté explique en partie la tendance à se porter vers des actions exclusivement curatives.
Les mutations dans le monde professionnel et l’évolution de la relation des individus à leur travail ont conduit durant ces trente dernières années les spécialistes, les praticiens de la santé et les chercheurs en sciences humaines et sociales à une généralisation de la thématique des risques psychosociaux. Cette construction s’est faite grâce à l’appréciation et à l’action conjuguée du juge, des partenaires sociaux, du législateur et de l’exécutif. Le régime juridique de la santé psychique au travail prend désormais en considération la chaîne des causes qui lui sont associables notamment dans l’organisation de travail.
Longtemps traitée au niveau symptomatique et psychologique, la gestion de la santé mentale au travail prend aujourd’hui acte des risques associés à l’environnement des salariés et impose de regarder au-delà de l’individu, son cadre et ses modes de relation au travail.
L’activité clinique des psychologues les place de manière privilégiée au contact de la souffrance professionnelle qui s’exprime de plus en plus ostensiblement chez les salariés de tous secteurs et de tous métiers confondus.
Christophe Dejours annonce de nombreux travaux à venir sur le thème des risques psychosociaux. Dès la fin des années 90, les publications dans ce domaine foisonnent et cristallisent d’évidence un malaise collectif. En mettant la souffrance mentale en mots et en proposant des systèmes d’explications qui excèdent le simple terrain de la pathologie individuelle, les chercheurs créent au fil de leurs études de la perméabilité entre santé mentale et conditions de travail. Certains travailleurs vont porter cette souffrance devant les tribunaux estimant ne pas devoir en subir seuls la responsabilité.
Avec l’avènement de la notion de harcèlement moral, la santé mentale pénètre la sphère juridique. Cette notion princeps du champ des risques psychosociaux donnera lieu à un important contentieux propice à l’amplification de ce processus de révélation de la souffrance mentale au travail.
Si la loi pose un cadre de prévention de la santé physique et mentale au travail, l’appréciation et la prise en compte du champ psychosocial invitent à dépasser ce cadre pour comprendre le processus afin d’envisager des actions spécifiques en amont qui seraient la garantie de cette prévention. La pertinence de la prise en compte conjointe des dimensions juridique et psychosociale s’illustre par la nécessité de croiser les analyses des situations de harcèlement moral afin de pallier aux limites et de profiter des avantages de ces deux champs d’expertise. La définition donnée par la loi n’éclaire pas sur ce qu’est le harcèlement moral, elle porte plus exactement sur l’explicitation des conséquences (qu’il y ait ou non volonté de nuire) qu’il induit sur les conditions de travail pouvant plus largement impacter les droits, la dignité, la santé physique et mentale et l’avenir professionnel.
La voie juridique, bien que nécessaire, s’avère une procédure longue et éprouvante pour les salariés concernés, sans oublier les risques de blocage du dialogue au sein du collectif, l’impuissance des acteurs et les postures exclusivement de victimisation. Les psychosociologues et les spécialistes de l’organisation du travail sont en mesure de mettre en évidence les raisons pour lesquelles des individus déclinent la question du travail sur le mode interpersonnel et conflictuel. Il s’agit de comprendre et d’agir suffisamment en amont sur des processus qui se déploient à partir d’un conflit non ou mal géré dans une organisation pour conduire à l’exclusion des protagonistes du harcèlement moral. Dès lors se dessinent des logiques distinctes en termes de responsabilisation. L’approche juridique investie essentiellement le terrain de l’enquête réclamant coupable et victime.
L’approche psychosociologique s’emploie à formaliser des modes de régulation des conflits pour refaire confiance au collectif et à ses capacités d’action pour trouver des solutions. L’objectif de ces interventions est d’essayer de trouver des modes de coopération professionnelle pour les acteurs et de favoriser ce qui peut leur permettre de sortir de la culpabilité. Pour ce faire il est important d’institutionnaliser des temps d’échange pour exprimer les désaccords et/ou partager le réel du travail en opposition avec le prescrit des organisateurs. Des situations de harcèlement moral peuvent révéler des tensions d’ordre fonctionnel et organisationnel. Les faibles marges de manœuvre pour prendre des décisions et/ou pour opérer des changements introduits par des niveaux supérieurs sont en partie des éléments explicatifs du retrait ou du laisser-faire managérial. A partir d’un conflit qui n’est pas exprimé se met en place un processus de délitement des solidarités et de la coopération au travail. Se déploient alors progressivement des phénomènes de déstabilisation relationnelle, d’isolement social et d’exclusion.
Un cadre juridique qui intègre la santé mentale
Le volet psychologique est bien l’un des outils de sécurisation juridique des risques psychosociaux et il doit donc être partie intégrante d’une démarche de prévention. En effet, dans le cadre de son obligation générale de sécurité, l’entreprise est tenue juridiquement de garantir la santé mentale de ses salariés au même titre que leur santé physique et cette obligation a la valeur d’une obligation de résultat. L’identification et la définition des risques psychosociaux s’imposent comme une étape incontournable à la gestion et à la prévention des effets nocifs d’une exposition. La responsabilité de l’entreprise peut être reconnue si survient un trouble affectant la santé d’un salarié alors même qu’elle a pris les mesures nécessaires pour faire cesser ce trouble. Pour s’exonérer de toute responsabilité, il ne suffit pas de traiter les situations ponctuelles d’atteinte à la santé mentale. L’approche pluridisciplinaire qui permet des actions conjointes en prévention (codécision, co-construction et coproduction) est la seule voie de mobilisation efficace en ce sens. Les salariés doivent rester au cœur de la démarche tout en prenant en compte les diverses logiques à l’œuvre dans l’entreprise et à plusieurs niveau dans la dynamique de cette pluridisciplinarité.
Par ailleurs, l’argument de l’atteinte à la santé mentale va faciliter la qualification d’accident du travail en matière de suicide ou la tentative de suicide commis(e) hors du lieu et du temps de travail. Devient accident du travail, de manière générale, l’accident qui a un lien avec le travail. Pour écarter la qualification d’accident du travail, l’employeur devra démontrer que les causes de l’accident ne peuvent s’analyser en un manquement à son obligation de sécurité de résultat et relèvent strictement de la sphère de la vie privée du salarié, objectif très difficile en matière de suicide ou de tentative de suicide. De plus, si l’accident du travail est reconnu, il ouvrira la voie à la reconnaissance de la faute inexcusable de l’entreprise qui n’aura pas su rattacher les symptômes visibles de souffrance morale de son salarié à son activité professionnelle. Ainsi se trouve posé un lien de cause à effet entre le risque auquel le salarié aura été confronté dans son travail (stress notamment), la dégradation de sa santé mentale et son suicide.
La nécessité d’une démarche de prévention
Face à des enjeux aussi importants, l’entreprise doit absolument engager une démarche de prévention. Son pouvoir de direction trouve sa limite dans l’obligation de sécurité qui interdit à l’employeur de prendre des mesures qui auraient pour objet/effet de compromettre la santé des salariés. Une telle démarche soulève nécessairement des enjeux d’ordre psychosocial relatifs à l’intégration de valeurs essentielles aux changements des modes de pensée et des représentations sur la manière de « vivre et travailler » ensemble. Il est question de repenser le pouvoir dans les organisations, la justice sociale et la participation active de l’ensemble des salariés. En faisant respecter et en exigeant la préservation de sa santé physique et mentale au même titre que la santé économique de l’entreprise, les salariés posent dans le cadre actuel, la nécessité de réhabiliter la contribution de chacun par une rétribution juste et une reconnaissance du travail ainsi que des conditions de sa réalisation.
La prévention sera incontournable à des moments particuliers de la vie de l’entreprise (restructuration, etc) si elle ne veut pas voir son projet suspendu au motif que l’impact psychique pour les salariés concernés n’a pas été correctement appréhendé. Plus globalement, l’entreprise devra au quotidien s’assurer que son mode d’organisation, voire même les valeurs qu’elle véhicule, ne peuvent s’avérer pathogènes. Il ne lui est pas demandé « de pénétrer l’intégrité psychique de ses collaborateurs mais de s’interroger sur les conditions de travail au sein de son entreprise qui peuvent générer, favoriser ou concourir à l’apparition de risques psychosociaux » . Une lecture psychosociale des cultures d’organisation impliquant des modes de gestion à l’origine de différents troubles de la santé mentale permet d’expliquer les mécanismes par lesquels sont générés la souffrance au travail et l’épuisement professionnel.
Le harcèlement moral ne doit pas cacher les « violences structurelles » où une entreprise ou tout un corps de métiers peuvent être pris dans un processus d’exclusion. Le caractère collectif de cette déstabilisation n’est que peu pris en compte par la loi qui se base sur l’appréciation du caractère individuel pour qualifier une situation de harcèlement. Or, les effets sur les individus et sur l’entreprise sont les mêmes – perte de confiance, sentiment d’abandon et d’exclusion, climat propice à la légitimation des violences au sein des collectifs de travail. L’absence d’une démarche de prévention sera en soi suffisante pour que la responsabilité de l’entreprise puisse être potentiellement engagée. Ainsi en sera-t-il, notamment, si l’entreprise ne met pas en œuvre un système efficace d’évaluation des risques psychosociaux, si elle ne forme pas ses managers à la prévention de ces risques, si elle ne mesure pas la charge de travail des salariés et ne donne pas à l’encadrement les moyens de la contrôler.
Une approche juridique et psychologique combinée
Dans une démarche de prévention, l’intervention du psychologue ne doit pas être réduite à la prévention tertiaire et celle du juriste à la formalisation juridique des concepts psychologiques qu’il ne sait pas souvent maîtriser. Leur intervention ne peut se concevoir que de manière concomitante et coordonnée. Le terme de harcèlement moral est souvent utilisé par les salariés pour qualifier des situations de travail qu’ils jugent impossibles à vivre. Cette subjectivité appelle nécessairement le regard d’un psychologue et des actions permettant d’identifier et de comprendre ce que les personnes veulent dire de leur travail derrière ce terme. De même, la définition des facteurs de stress ou des outils de sa prévention impliquera cette double dimension. Si une entreprise conclue qu’elle doit revoir son organisation du temps de travail pour remédier à une problématique de dépassement des horaires, source de stress, elle s’appuiera sur des mécanismes essentiellement juridiques. En revanche, si le stress est causé par une mauvaise prise en compte de la valeur du travail, les leviers à actionner seront davantage psychologiques.
En conclusion, la santé mentale est plus que jamais au cœur du débat sur les risques psychosociaux. Seule une approche psychologique et juridique combinée peut permettre à l’entreprise de répondre à son obligation de résultat en matière de santé des salariés qui est de plus en plus utilisée par les tribunaux comme outil de coercition sur le registre des risques psychosociaux. Dans cette logique, un cahier des charges doit être élaboré par l’entreprise qui veut traiter ce sujet. La préoccupation de l’employeur, à travers une multiplicité de compétences, sera d’articuler les démarches et actions pour arriver à répondre à son obligation de sécurité de résultat par une approche loyale d’un risque connu ou susceptible d’être connu. Comme en matière de prévention des risques physiques, il faudra privilégier les mesures collectives et à défaut gérer les relations individuelles en garantissant une traçabilité des actions menées.
Le juge raisonne sur la base d’éléments objectifs mais en la matière c’est la subjectivité qu’il faudra interroger. Si des sociologues aiment à dire que la subjectivité est facteur de connaissance, le psychologue doit en être le traducteur mais aussi le porte-parole des souffrances constatées. Plus concrètement les missions confiées devront dans un premier temps interroger le travail, son organisation et son sens. Le psychologue restituera les récurrences et participera à un travail de reconstruction en objectivant les situations. Il pourra néanmoins dès cette étape appréhender des situations individuelles et son devoir sera d’informer des potentialités de risque. Cette exigence devra apparaître dans le cahier des charges.
La même préoccupation devra guider les parties quand le psychologue intervient dans le cadre de lignes d’écoute. Un protocole est impératif pour organiser la remontée d’informations. Des actions en responsabilité ne manqueront pas de faire jour sur ce sujet pour non divulgation d’informations qui auraient permis d’éviter un accident.
Le psychologue pourra intervenir en appui des acteurs clefs interne à l’entreprise dans le cas d’enquêtes et son rôle de traducteur pour objectiver des situations sera primordial. Le juriste grâce à ce travail de fond pourra organiser juridiquement ces démarches pour répondre à l’obligation de l’employeur et le sécuriser.
Même si du chemin reste encore à parcourir pour construire des vraies politiques de prévention en complémentarité avec les psychologues, en y associant également ergonomes, sociologues et médecins, les perspectives se complètent et leurs additions sont impératives.
Diana Menanteau Consultante/Formatrice, PSYA
Christine Pellissier, Avocat associé, droit social, Cabinet Fidal
Denis Andrieu, Avocat associé, Cabinet Fidal
Tags : Travail, harcelement moral, entreprise, prévention
-
Commentaires