-
Les victimes de stérilisations forcées demandent justice au Pérou
Les victimes de stérilisations forcées demandent justice au PérouLe régime du président Fujimori a mené dans les années 1990 une politique forcée de limitation des naissances, en stérilisant plus de 300 000 femmes, surtout indiennes et pauvres.
Des femmes ont eu le courage de porter plainte, et le président Humala a demandé à la justice d’ouvrir des enquêtes sur ces crimes.
« La Croix » a recueilli les témoignages de plusieurs d’entre elles.
Condamné à vingt ans de prison pour violations des droits de l’homme, l’ancien président péruvien Alberto Fujimori a-t-il voulu éliminer la pauvreté… en éliminant les pauvres ? Dans les années 1990, son programme national de planification familiale a débouché sur la stérilisation chirurgicale de plus de 300 000 femmes et 20 000 hommes.
Des milliers de victimes affirment qu’elles n’étaient pas volontaires. Alors que l’impunité menaçait, l’actuel président, Ollanta Humala, a demandé au procureur de la nation de rouvrir l’enquête. Les victimes osent aujourd’hui prendre la parole. Ainsi, Yony Qquellón est l’une des « douze héroïnes d’Anta », bourgade proche de Cuzco. Ces douze Indiennes quechuas sont les premières à avoir porté plainte contre les abus du programme de planification familiale de l’ancien président Fujimori.
En 1997, Yony avait 23 ans et elle était enceinte de son quatrième enfant. « Au centre de santé, on m’a dit : on va te faire un nettoyage. » À son réveil, Yony apprend qu’elle a été stérilisée, par une ligature des trompes. Elle raconte que l’infirmière lui disait : « Tu devrais remercier Fujimori. Ici les femmes font des enfants comme des lapins. »
Pour faire baisser le taux de natalité au nom de la lutte contre la pauvreté, Alberto Fujimori lance les stérilisations « volontaires » en 1995. C’est le début d’une grave dérive, estime Silvia Romero, avocate de l’Institut de défense légale : « On parle d’une politique d’État qui a transformé la stérilisation chirurgicale soi-disant volontaire en technique unique de contrôle de la natalité », accuse-t-elle.
Jusqu’à 300 stérilisations par jour en 1997
Très vite, les stérilisations se multiplient : 90 par jour en 1995, 300 en 1997. L’objectif officiel est de stériliser 150 000 femmes tous les ans. Pour y arriver, tout le personnel de la santé publique est mobilisé et les violations des droits de l’homme ne tardent pas. « Des rapports parlent de chantages, enlèvements et menaces contre les femmes, en particulier à l’intérieur du pays », note Silvia Romero. On leur disait « qu’elles iraient en prison, qu’elles ne recevraient pas d’aide alimentaire si elles avaient plus de deux enfants ».
À l’époque, Hilaria Supa n’était pas encore députée. Elle organisait des clubs de sport pour les femmes indigènes. « J’ai découvert un jour que plusieurs de mes joueuses avaient été stérilisées. Elles avaient honte de me le dire », raconte-t-elle. Elle pousse les douze « héroïnes d’Anta » à porter plainte. « Elles avaient peur d’être rejetées. La culture, ici, c’est que les femmes doivent avoir des enfants. »
L’une de ces femmes, Hilaria Huaman, a été stérilisée à 42 ans, après 12 accouchements. « Mon mari ne l’a jamais accepté », explique-t-elle dans un espagnol métissé de quechua. « Il dit que je voulais sortir avec d’autres hommes. Il me bat. » Une autre, Maximiliana Quillayaman, est allée au centre de soins de son village pour faire examiner son fils d’un mois : « Le personnel a fait pression pour que je me fasse ligaturer. J’ai dit non, mais ils ont insisté. » Maximiliana cède alors et signe un papier en espagnol, qu’elle ne comprend pas. Elle est immédiatement stérilisée et renvoyée chez elle.
Rien d’étonnant pour Jesús Bonilla, président de l’Association nationale des médecins du ministère de la santé. « S’il ne remplissait pas les quotas de stérilisation, le personnel était sanctionné » , confirme-t-il. La pression était telle qu’« une infirmière, pour remplir son quota de deux ou trois stérilisations par mois et garder son travail, s’est portée volontaire pour être elle-même stérilisée » .
Les premiers abus sont dénoncés par les médias et par la défenseure du peuple, pour qui travaille Eugenia Fernán, spécialiste des droits de la femme : « Le problème, c’est que les autorités ont fixé des objectifs précis de stérilisations pour chaque hôpital, chaque centre de soins. Elles ont créé une sorte de compétition pour savoir qui allait stériliser le plus » , raconte-t-elle. Des foires populaires sont même organisées pour faire la promotion des stérilisations chirurgicales.
L’ancien gouvernement ne reconnaît que « des erreurs isolées »
Ancien ministre de la santé d’Alberto Fujimori, Alejandro Aguinaga maintient, encore aujourd’hui, qu’« il n’y a pas eu de stérilisations forcées » . Il reconnaît « des erreurs isolées, où effectivement on n’a pas retrouvé les documents d’acceptation des femmes opérées » .
Recensés par des ONG de défense des droits de la femme, les abus ne manquent pourtant pas. Autre exemple : Victoria Vigo a perdu son bébé prématuré lors d’un accouchement difficile. « Je suis tombée en dépression et le docteur essayait de me consoler, raconte-t-elle. Il me disait : “Tu es encore jeune, tu peux avoir un autre enfant.” Et là, un interne lui a dit que non ce n’était plus possible car j’avais été stérilisée. » Après sept ans de bataille légale, Victoria Vigo est à ce jour la seule femme à avoir fait condamner le médecin qui l’a stérilisée sans l’informer.
La justice se fait également attendre pour les familles des 17 femmes qui sont mortes de complications post-opératoires. Seule la famille de l’une d’elles, Mamérita Mestanza, a obtenu une compensation de l’État péruvien grâce à l’intervention de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Tous les autres cas ont été archivés.
Parce que le docteur qui les a stérilisées est toujours leur médecin traitant ou parce qu’elles ont refait leur vie, des milliers de femmes stérilisées contre leur gré ne porteront jamais plainte. Combien sont-elles ? On ne le saura probablement jamais, d’autant que d’autres ont réellement été volontaires. Leur drame a cependant permis « la régulation des méthodes de planification familiale » , indique le docteur Eugenia Fernán. Pas vraiment une compensation pour des milliers de vies gâchées comme celle de Yony, qui dit se sentir « morte dedans » .
Alberto Fujimori, derrière les barreaux
Au pouvoir de 1990 à 2000, Alberto Fujimori purge aujourd’hui une peine de prison de vingt-cinq ans. Au terme d’un procès-fleuve de seize mois, retransmis à la télévision, il a été condamné en 2009 pour son rôle dans deux massacres de civils qui firent 15 morts en 1991 et 10 morts en 1992. Ces tueries avaient été perpétrées par un « escadron de la mort » dans le cadre de la guerre sans pitié, pour partie occulte, menée alors par l’État contre les guérillas d’extrême gauche, dont celle du Sentier lumineux.
Alberto Fujimori a également été reconnu coupable de l’enlèvement, à la même époque, d’un journaliste et d’un entrepreneur par ses services secrets. Le tribunal a évoqué des « circonstances aggravantes » et assimilé ses crimes à « des crimes contre l’humanité ».
Toujours en 2009, au cours d’autres procès, l’ancien président a également été condamné pour avoir détourné des fonds, payé des députés d’opposition et des journalistes, et avoir fait écouter des opposants, des journalistes et des hommes d’affaires. Il restera en prison jusqu’en 2032.
Tags : Pérou, avortements, Fujimori, justice
-
Commentaires