Il venait d’obtenir son visa et était attendu à Roissy ce matin par un vol de la Turkish Airlines. Naji al-Jerf a été assassiné hier après-midi dans le centre de Gaziantep à 15h20 d’une balle en plein front par un tireur équipé d’un silencieux. Naji al-Jerf, 38 ans, originaire de Salamyeh en Syrie, était à la fois journaliste-reporter, militant pacifiste et éditeur.

Il avait tourné Alep sous Daech et fut le producteur du collectif Raqqa se fait massacrer silencieusement. Il était aussi directeur de la revue Hentah, dans laquelle se mêlait récits de la vie quotidienne en Syrie, analyses politiques et charge antirégime syrien et anti-Daech. Deux des jeunes activistes d’une vingtaine d’années qui travaillaient avec Naji al-Jerf et qui étaient chargés de monter et recevoir les images en provenance de Raqqa, ont été décapités début novembre à Sanliurfa, ville frontalière avec la Syrie. Un crime revendiqué par Daech via les réseaux sociaux. Celui de Naji al-Jerf l’a été également hier en soirée. Ce dernier se savait menacé. Selon des proches, en effet, les services de sécurité turcs avaient déjà déjoué deux tentatives d’assassinat, dont l’une en désamorçant une charge explosive sous sa voiture, rapportait à Libération un de ces nombreux jeunes activistes syriens qui l’entouraient en permanence.

 «Les gens qui ont des rêves doivent mourir»

Mais hier ils n’ont rien pu faire. «On était trois à l’accompagner à un rendez-vous dans le centre. On marchait à ses côtés quand une voiture s’est garée. Deux types sont descendus. L’un avait le visage recouvert d’une sorte de foulard ; l’autre non. Ça a duré une seconde… et ils sont remontés dans la voiture», témoigne celui qui continue de l’appeler «cher oncle» ou «tonton». Ce sont ces mêmes activistes pacifistes qui le veillent encore ce matin à la morgue en attendant l’arrivée de sa famille en provenance d’Istanbul, où elle s’était réfugiée mi-2011 après le début de la répression sanglante du régime d'Al-Assad.

Joint ce matin, l’un de ses proches, lui aussi réalisateur en exil, comme lui originaire de Salamyeh, près de Hama, comme lui ismaélien et comme lui réfugié à Gaziantep, dresse en deux lignes pour Libération le portrait de son «frère» : «Naji représentait à lui seul la révolution pacifique. C’est le symbole qui doit faire jubiler le régime et Daech. En quelque sorte une nouvelle excellente pour les monstres»,  note avec une ironie désespérée cet ami intime de dix ans son aîné et, qui pour des raisons de sécurité, préfère garder l’anonymat. «Les gens qui ont des rêves doivent mourir. Et à nous qui restons en vie, mais toujours menacés, que reste-t-il de nos rêves ?» Et de lâcher, effondré : «C’est une perte immense pour la démocratie et la fraternité.» Mais aussi un signal inquiétant donné à la communauté syrienne des activistes. Une journaliste damascène installée à Gaziantep depuis trois ans : «Avant l’assassinat de Naji, on vivait dans un stress permanent. Or depuis hier, c’est la peur qui domine. La semaine dernière, j’ai reçu des coups de fils anonymes : "On te connaît, toi et ton mari. On est de Raqqa ["capitale" de l’EI en Syrie, ndlr]. Tu connais Raqqa, n’est-ce pas ? Si tu veux on peut monter boire un café. On verra aussi tes enfants par la même occasion…"»

«Monstre»

L’avocat Michel Chammas, de Damas, qui défend notamment l’opposant alaouite Abdelaziz al-Khayer, emprisonné, a posté un mot sur Facebook dans lequel il fait part de sa consternation : «L’assassinat de Naji résonne en moi comme ceux de Samir Kassir [intellectuel et journaliste libanais, opposant au régime syrien, tué en 2005, ndlr], George Hawi [militant communiste libanais assassiné en 2005] ou encore Bassel Shehadeh [jeune réalisateur syrien de confession chrétienne tué en 2012, ndlr] «C’est la liberté de parole qui une fois encore a été tuée, poursuit Michel Chammas. C’est une perte immense.» Et de conclure : «Le régime syrien est un monstre qui a engendré des monstres». Sur Facebook, le célèbre acteur syrien Fares Helou a écrit : «Ce n’est pas un silencieux qui fera taire un tel homme. Naji a donné son âme. Elle pleure et rit en nous.»

Jean-Louis Le Touzet