• OÙ EST PASSÉE L'ICÔNE ?

    OÙ EST PASSÉE L'ICÔNE ?

    Aung San Suu Kyi, opposante birmane devenue politicienne, s'attire les critiques

    Le HuffPost  |  Par Sara Taleb Publication:

    INTERNATIONAL – Oslo, 16 juin 2012. La capitale norvégienne s'apprête à vivre un moment historique. Plus de vingt ans après avoir été désignée prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi vient chercher son prix en personne. L'opposante birmane, assignée à résidence pendant des années, est enfin libre de se déplacer. Près d'un an plus tard, si la communauté internationale continue à voir Aung San Suu Kyi comme une égérie, le concert de louanges a laissé place à quelques fausses notes en Birmanie.

    Pourtant, dans son discours d'acceptation du prix Nobel, Aung San Suu Kyi assurait qu' elle et son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, étaient "prêts et désireux de jouer tout rôle dans le processus de réconciliation nationale".

    Tout juste élue députée, la "Dame de Rangoun", a débuté par une tournée européenne. Outre la Norvège, elle passe par l'Angleterre, la Suisse ou encore la France. Partout, les éloges pleuvent: les différentes personnalités politiques ou médiatiques qu'elle rencontre saluent son courage et célèbrent sa témérité. Et dans son pays, depuis sa libération en novembre 2010, son aura est à son summum.

    Aung San Suu Kyi est sans doute à ce moment-là, à l'apogée de sa notoriété. Elle est l'incarnation de la lutte pour les droits de l'homme et représente la victoire de la résistance pacifique face à l'oppression militaire.

    Succession de fausses notes

    Depuis juin 2012, les exactions dans l'ouest du pays contre les communautés musulmanes, notamment celle des Rohingyas, sont de plus en plus violentes.

    Minorité ethnique considérée par l'ONU comme une des plus persécutées au monde, les Rohingyas n'ont pas le droit d'avoir la nationalité birmane malgré leur présence historique sur le territoire national et sont la cible de bouddhistes nationalistes. Lundi 22 avril, Human Right Watch a publié un rapport dans lequel il n'hésitait pas à parler de "nettoyage ethnique". Une situation d'oppression à laquelle n'a quasiment pas réagi la pasionaria.

    Sentiment de trahison

    En octobre 2012, de passage à New York, Aung San Suu Kyi a expliqué qu'elle ne voulait "pas mettre d'huile sur le feu". De quoi lui attirer une foule de critiques. De nombreux militants ont exprimé leur désarroi. Nang Seng, une activiste birmane en exil, a publié une tribune chez nos confrères du HuffPost américain pour crier sa colère. "Moins de deux ans après la fin de son assignation à résidence, je me sens triste et trahie", écrit-elle.

    "Alors qu'elle a le pouvoir de faire savoir au monde ce qui se passe en Birmanie, elle n'a jamais pris position contre les attaques du gouvernement […] Sa stature internationale lui permettrait pourtant de faire pression sur le régime pour arrêter les conflits ethniques", déplore Nang Seng.

    En peu plus tard, le 4 janvier 2013, la Birmanie, dirigée par le général Thein Sein, célèbre son accession à l'indépendance. Dans son discours à ses partisans, Aung San Suu Kyi invite ses compatriotes à ne compter que sur eux-mêmes. "Ne comptez sur personne pour être votre sauveur", a-t-elle déclaré. Cette déclaration lui a valu une réponse cinglante de The Irrawady, un des titres de presse les plus connus en Birmanie. Dans un édito cinglant, le journal écrit: "Sans une prise de position forte de la femme en laquelle le pays a placé tous ses espoirs d'un futur meilleur, la Birmanie, sera au mieux une version moins répressive que la précédente tyrannie".

    Proximité avec l'armée

    Et les reproches ne s'arrêtent pas là. Dans un entretien à la BBC, la députée a affirmé avoir "de l'affection pour l'armée". A cette sortie très peu appréciée par les opposants à la junte, s'ajoute la présence, quelques semaines plus tard, d'Aung San Suu Kyi aux côtés des généraux pour une grande parade militaire. U Win Tin un membre important du parti de Suu Kyi a ainsi confié : "Bien sûr, nous devons faire un bout de chemin avec les militaires. Mais ce n’est pas pour cela qu’elle doit avoir des mots aussi bienveillants pour eux", rapporte Libération.

    Enfin, le dernier incident en date s'est déroulé dans le nord-ouest du pays, à la mine de Leptadaung. Aung San Suu Kyi a été vivement chahutée par les mineurs qu'elle était venue convaincre d'accepter la reprise de la mine. Encore une fois, la prise de position de la "Dame de Rangoun" n'est pas passée.

    Qu'est-il arrivé à Aung San Suu Kyi?, commencent à s'interroger les médias occidentaux. S'enivre-t-elle du pouvoir? Pourquoi reste-t-elle si silencieuse sur des sujets ayant trait aux droit de l'homme? L'icône est-elle tombée en "disgrâce"? Le mot revient souvent.

    La "mue" d'Aung San Suu Kyi

    Un mot qui force un peu le trait pour Olivier Guillard, directeur de recherches Asie à l'IRIS. "Parler de disgrâce est un peu exagéré, l'opinion lui est encore largement favorable". En revanche, "il y a bien une forme de désillusion". Olivier Guillard confirme que le récent parcours d'Aung San Suu Kyi a pu "surprendre et décevoir certains".

    Pour le chercheur, Aung San Suu Kyi a opéré une sorte de "mue". "Elle est perçue comme ayant fait sa mue d'opposante, ce qu'elle n'est plus tout à fait. Elle fait désormais partie du paysage politique. Suu Kyi a un peu changer de métier, elle a aujourd'hui le profil d'une politicienne".

    Si cette transformation semble lui être reprochée par une partie de l'opinion publique, elle s'explique notamment par le contexte politique de la Birmanie. "La confiance des Birmans est toujours là, ça n'a pas changé, mais la position d'Aung San Suu Kyi est compliquée", explique Célestine Foucher, coordinatrice d'Info Birmanie, une association qui milite pour le respect des droits de l'homme dans ce pays. Selon elle, "Suu Kyi doit gagner le support des militaires pour pouvoir les changer. Trop se mettre en avant, trop les irriter, ce serait mettre en péril sa marge de manœuvre".

    "Un pacte intelligent" avant les élections de 2015?

    L'hypothèse de la stratégie politique est également avancée par Olivier Guillard. "On assiste à une sorte de pacte intelligent", explique-t-il. "Aung San Suu Kyi se rapproche de certaines idées des militaires pour rester dans le paysage politique. De son côté, l'armée profite de l'image de la dame pour montrer qu'elle s'inscrit dans un élan démocratique."

    Un pacte d'autant plus logique que les prochaines élections générales de 2015 se rapprochent à grands pas. Le chercheur à l'IRIS rappelle que si Suu Kyi se montrait trop critique, le pouvoir en place ne la laisserait pas faire.

    Parmi les dossiers sensibles figurent notamment la question des violences ethniques. "Dans un pays où le nationalisme est très fort, si Aung San Suu Kyi critiquait trop les exactions ethniques, elle s'aliénerait non seulement les militaires mais aussi les électeurs." Si elle veut donc avoir une chance de remporter les élections de 2015, elle est obligée de "minorer le sujet".

    Une popularité toujours aussi forte

    Pour ce qui est de son "affection" pour l'armée, Olivier Guillard y voit là aussi le signe de la stratégie. "Ce sentiment ne s'explique pas que par le prisme historique et paternel [Aung San, le père de l'ex-opposante, était un général, héros de l'indépendance, ndlr]. C'est encore un calcul intelligent. Elle doit se dire : 'Si moi je ne fais pas un geste comme celui-ci, personne ne le fera' mais surtout 'si je le fais, l'armée devra me rendre la pareille'".

    Par ailleurs, pour que Aung San Suu Kyi décroche la présidence de la Birmanie, il faut d'abord que la Constitution soit changée. Celle-ci contient une disposition créée de toute pièce pour l'ex-opposante. Elle interdit aux personnes ayant un conjoint ou des enfants de nationalités étrangères (c'est le cas de Suu Kyi) de briguer la présidence. L'espoir que cette disposition soit amendée avant 2015 explique sans doute aussi le comportement de la dame.

    En attendant 2015 et de savoir si ces manœuvres auront été payantes, les critiques formulées jusqu'ici ne pèsent pas aussi lourd que la popularité d'Aung San Suu Kyi. Selon Céléstine Foucher, "Aung San Suu Kyi porte encore tous les espoirs de démocratie pour les Birmans".

    Notre dessinateur, Xavier Delucq, a publié ce dessin il y a près d'un an, pressentant les difficultés que rencontrerait Aung San Suu Kyi en cohabitant avec l'armée:

    Lire aussi:
    » Un automne de la junte militaire plutôt qu'un printemps birman


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