POUR MÉMOIRE

En août 2006, Libération publiait le portrait du scientifique et tribun humaniste, défenseur des sans-logis et des sans-papiers, décédé ce jeudi.

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Voilà trente ans qu'il se promène dans le paysage médiatique avec son collier de barbe et ses combats humanistes. Trente ans qu'il trimballe ses airs de prof, la rigidité et l'amour de la notation en moins. Trente ans qu'il radote aussi. «Oui, je radote, c'est pour mieux marteler le message», précise-t-il, les yeux rieurs.

Albert Jacquard fait partie de nos bibliothèques sans que l'on sache vraiment pourquoi. Il est là, tout simplement, comme le vieux sage au coin du feu. Bien qu'à la retraite depuis vingt ans, il n'a jamais été aussi actif que depuis le jour où il a compris la puissance des mots qu'il s'emploie à consigner dans ses essais. A 80 ans, il se porte comme un charme. Et ne craint pas la mort. «Je ne serai jamais mort. De toute façon, on ne peut pas conjuguer le verbe être avec le mot mort !» Le temps jacquardien a démarré lors de la fécondation de l'ovule de sa maman et prendra fin le jour où son coeur cessera de battre. «Pourquoi m'intéresser à ce temps hors de moi ? Ce qui compte, c'est ce que je vis.» Ce qui n'est pas du tout l'avis de son camarade l'abbé Pierre. «Pour lui, la mort sera une rencontre extraordinaire... Alors pourquoi repousse-t-il tant l'échéance ? Pour moi, c'est la fin.»

Albert Jacquard en 2006Albert Jacquard en 2006, photo Mathieu Zazzo.

Né à quelques heures de Noël, Albert Jacquard ne croit pas en Dieu. Il n'est pas athée, mais agnostique. Nuance qu'il souligne avec gourmandise. «Je ne sais absolument pas si Dieu existe ou non, alors je n'en parle pas.» Il n'en parle pas mais a jugé bon d'en faire un livre, vendu à plus de 120 000 exemplaires, intitulé simplement Dieu ?. Il jugera sur pièce le moment venu. «J'atteins l'âge où proposer une utopie est un devoir.» Ainsi s'ouvre son dernier livre. Par des mots qui dessinent la ligne d'arrivée et rassemblent les éléments épars du passé.

Une utopie. Elle n'a rien de révolutionnaire chez Jacquard, il estime qu'elle doit être réalisable, «sinon elle ne sert à rien». «Pour l'essentiel, c'est un projet à propos de l'éducation. C'est à l'école que se joue l'avenir.» Devenu prof sur le tard grâce à la notoriété de ses travaux, de statistique en fac de médecine ou «d'humanistique» (matière taillée sur mesure par une école d'architecture du Tessin), il a toujours refusé de noter ses élèves, ou alors en leur accordant à tous la même note. Il redoute la compétition et méprise «la préparation à la vie active» que propose le système éducatif. Il se dit en rogne contre le culte franchouillard des élites, Polytechnique et «l'infantilisme rémanent des polytechniciens». «L'être humain se construit grâce aux autres», dit-il. Et c'est logiquement à l'école que l'on prépare les rendez-vous entre humains. «Mon regret est d'avoir manqué des occasions de rencontres plus approfondies.» Mais son chapelet compte de beaux noms et de beaux esprits. Parmi eux : le professeur Sutter, ancien directeur de l'Institut national des études démographiques, qui le pousse à étudier la génétique des populations à Stanford ; Bernard Pivot, qui l'invite à transformer son premier livre, Eloge de la différence, en précis intelligible ; l'abbé Pierre, avec lequel il échange sur la vie, la mort et Dieu dans tout ça ; «Mlle Béart», à côté de laquelle il a dormi plusieurs nuits d'affilée dans l'église Saint-Bernard en 1996... Tout de même !

Un mensonge. A l'origine de son parcours atypique, un bluff. Il est en seconde au lycée de Soissons (Aisne). En 1941, son père, salarié de la Banque de France, se fait muter à Gray, en Franche-Comté. Franchissement de la ligne de démarcation. Arrivée en plein milieu d'année, sans livret scolaire. Le jeune Albert en profite pour devenir un autre. Ses professeurs lui demandent en quoi il excelle. En vérité, en rien. Il se dit «bon en tout, sauf en gymnastique». Il va travailler d'arrache-pied pour être à la hauteur du mensonge. Si bien qu'il entre à l'X en 1945 et qu'il en ressort pour travailler à la mise en place des premiers systèmes informatiques de la Seita avec Bull. Esprit original perpétuellement en quête de connaissances, il regrette d'«avoir joué le jeu de la réussite technique pendant dix ans, et [d']avoir perdu du temps tout en étant néanmoins passionné par ce travail».

Un regret. Albert a raté la Seconde Guerre mondiale. Entre 1943 et 1945, les concours passaient avant la marche du monde : Normale sup, l'X... Il bûchait dans la célèbre prépa des jésuites de Sainte-Geneviève-des-Bois. «Je n'avais été qu'un passager de l'Histoire.» On dirait un regret. L'explication de la suite, longue séance de rattrapage. Plus tard, après s'être initié à la génétique des populations, il lutte «contre l'idée absurde d'une hiérarchie entre les êtres humains», démonte scientifiquement les théories racistes et témoigne au procès Barbie en 1987. Puis rejoint d'autres combats : les sans-papiers, les sans-logement... Ancien militant antinucléaire, il a mis son engagement antiatome en stand-by. «Il est souhaitable de sortir du nucléaire, dit-il, mais demain. Dans l'immédiat, nous avons besoin d'énergie.» Sa concierge dépose l'Humanité tous les matins sur le paillasson de son bureau-chambre de bonne, dans le VIe arrondissement germano-prout-prout de Paris.

Une croyance. Même au seuil de sa vie, Albert Jacquard reste profondément humaniste. «Parce que je suis grand-père. Je précise que je ne suis pas optimiste, mais plutôt volontariste.» Il s'agit de s'activer pour léguer un monde un peu meilleur à nos descendants. En relative immodestie, il a l'impression de contribuer au changement en écrivant ses livres, et surtout en savourant chaque seconde des 3 minutes 30 de sa chronique quotidienne sur France Culture, consacrée au rôle de la science dans la société. «Au commencement était le verbe, c'est écrit dans les Evangiles, les mots sont des armes.» Et tant pis si elles ne pèsent pas lourd face à l'artillerie de l'insondable connerie humaine. Albert Jacquard met un point d'honneur à y croire. L'Univers nous a faits tout en nous plantant là, sans mode d'emploi ? Qu'importe... «Si nous ne l'écrivons pas, qui le fera ?»

Des mots.«Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été un lecteur.» Céline, Proust, Jules Romains... Il aime le classique. Il écrit depuis 1978, date à laquelle il a fait paraître Eloge de la différence. Une trentaine d'ouvrages ont suivi. Et, le dernier à peine sorti, Albert Jacquard remet ça. Il doit prochainement publier un livre avec Fadela Amara, présidente de Ni putes, ni soumises, «une jeune femme qui va enrichir mon pays», prévient-il. Puis il commentera les images de Yann Arthus-Bertrand. Plus qu'un écrivain, Albert Jacquard est devenu un auteur bankable (pas moins de 30 000 exemplaires vendus par titre) qui enfile les perles du bon sens pour en faire de jolis colliers de généralités humanistes.

Une famille. Albert Jacquard a rencontré Alix chez des amis communs et l'a invitée à une représentation de Knock avec Louis Jouvet. S'ensuivent cinquante-cinq années d'union solide, fêtées cet été. Ils ont eu trois fils (un médecin, un architecte et un pianiste)et huit petits-enfants. Tous ses droits d'auteur ont été engloutis dans une jolie maison de campagne dans le Lot. Perdue dans le silence, dans une «ambiance désespérément normale», elle accueille la famille autour du patriarche.

 

Albert Jacquard en 6 dates

23 décembre 1925. Naissance à Lyon. 1945. Entrée à Polytechnique. Juillet 1951. Mariage avec Alix. 1965. Entre à l'Institut national des études démographiques. 1978. Publie à 53 ans son premier ouvrage, Eloge de la différence.30 août 2006. Parution de Mon Utopie (Stock).

photo MATHIEU ZAZZO

Laure NOUALHAT