L’Arabie Saoudite a deux façons de combattre ce qu’elle appelle «le mal», c’est-à-dire l’Etat islamique (EI). L’une est de se montrer, à l’intérieur du royaume, intransigeante pour tout ce qui concerne l’islam, ne tolérant ni la moindre critique à son égard, ni la remise en cause de l’omnipotence des religieux. L’autre est de bâtir un grand axe sunnite pour combattre sur tous les fronts l’organisation jihadiste. Cet axe a pris la forme d’une coalition militaire, dont la naissance a été annoncée mardi à Riyad.

.C’est dans ce contexte qu’est intervenue, fin 2014, la condamnation à mille coups de fouet (répartis sur vingt semaines), à dix ans de prison et 260 000 dollars (238 000 euros) d’amende d’un jeune blogeur saoudien de 31 ans, Raïf Badawi. Depuis, il a reçu le prix Sakharov des droits de l’homme qui, du fait de sa détention, sera remis à son épouse, mercredi à Strasbourg, par le Parlement de l’Union européenne.

Allié indispensable

Bien que l’Arabie Saoudite demeure un allié indispensable dans la lutte contre l’EI, les parlementaires européens n’entendent pas relâcher la pression sur le cas du jeune dissident, qui fut aussi nominé pour le prix Nobel de la paix en 2015. Lorsque la décision avait été prise de lui remettre le prix, les députés s’étaient levés pour applaudir longuement le choix des chefs de file de leurs groupes politiques.

Le jeune journaliste a été arrêté le 17 juin 2012 pour une série de «crimes» : cybercrime, désobéissance à son père, critiques faites à l’islam et apostasie. En fait, il est simplement l’animateur du site internet Liberal Saudi Network, un blog qui dénonce l’emprise des religieux sans remettre directement en cause la monarchie. Ce n’est donc pas un opposant dangereux mais une personnalité libérale, qui pourrait même être utile au régime s’il voulait se confronter au pouvoir des oulémas.

«Comment pouvons-nous, avec de tels individus, bâtir une civilisation humaine, et avoir des relations normales avec 6 milliards de personnes, dont plus de 4 milliards et demi ne sont pas de confession musulmane ?» plaide-t-il. Pour lui, musulmans, chrétiens, juifs et athées sont tous égaux. Il dénonce également l’oppression infligée aux non-musulmans, aux femmes, aux libre-penseurs, et témoigne de son rejet de toute forme d’islamisme politique. A propos de la Palestine, il a écrit : «Je ne suis pas pour l’occupation d’un pays arabe par Israël, mais, en revanche, je ne veux pas remplacer Israël par une nation islamique qui s’installerait sur ses ruines, et dont le seul souci serait de promouvoir une culture de mort et d’ignorance parmi ses fidèles, à une époque où nous avons désespérément besoin de ceux qui en appellent à une culture de vie et de développement, propre à cultiver l’espoir dans nos âmes.»

Cercle de l’enfer

Comme la charia exige l’obéissance totale d’un fils envers son père, celui-ci le conduit dès 2009 devant un tribunal saoudien pour l’obliger à mettre fin à ses activités. C’est le premier cercle de l’enfer qui s’ouvre : interdiction de sortir du territoire, retrait de permis, interdiction de travailler… Sa femme et ses trois enfants quittent le pays pour se réfugier au Québec. Raïf Badawi, lui, résiste et fonde le site web Free Saudi Liberals. S’ouvre alors le second cercle : prison, condamnation en première instance et par la cour d’appel qui, en mai 2014, le déclare coupable pour «insultes envers l’islam», renonçant à valider l’accusation d’apostasie, ce qui lui aurait valu la peine capitale.

Le blogeur subit, le 9 janvier, une première séance de flagellation devant la mosquée Djufali, à Jeddah, en présence d’une foule nombreuse. Mais la séance du vendredi suivant est repoussée, le médecin de la prison faisant savoir que ses «blessures n’étaient pas encore cicatrisées correctement et qu’il ne serait pas capable de supporter d’autres coups de fouet». Elles n’ont depuis pas repris. Aucune raison n’a été avancée pour justifier leur report, ce qui laisse supposer que Riyad cherche à aménager la peine du supplicié, voire à le gracier. Les vidéos tournées sur le lieu du supplice qui montrent un bourreau retenant ses coups plaident en faveur de cette hypothèse.

Embarras des autorités

L’affaire témoigne de l’embarras des autorités, soucieuses de l’image du royaume à un moment où elle se détériore, en particulier aux Etats-Unis et en Europe. Or, les dirigeants saoudiens ont besoin d’être en phase avec eux à un moment où la lutte contre l’EI monte en puissance. Or, ils voient bien que l’actuelle administration américaine ne leur accorde plus la même confiance que la précédente. D’où la décision de former une coalition militaire de 34 pays musulmans pour lutter contre le terrorisme. Dix-huit des Etats participants sont arabes, 16 autres sont d’Asie et d’Afrique, dont l’Egypte, la Turquie, le Pakistan, la Malaisie ou le Sénégal. Sous la conduite de l’Arabie Saoudite, cette nouvelle coalition disposera d’un centre de commandement à Riyad, afin de coordonner les opérations militaires et «combattre le terrorisme dans plusieurs lieux du monde islamique», selon le ministre de la Défense et prince héritier Mohammed Ben Salman. Elle s’ajoute à celle, aérienne, dirigée par les Etats-Unis et à laquelle participe l’aviation saoudienne. En réalité, c’est plutôt un axe des pays sunnites qui se met en place et permet à Riyad d’affermir son leadership sur ceux-ci, en prenant bien soin d’exclure l’Iran chiite, lui aussi en guerre contre l’EI, en Irak et en Syrie. On ne voit pas cette alliance fonctionner avant des mois.

Jean-Pierre Perrin