• Ruwen Ogien : "Cessons de confondre le droit et la morale !"

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    Le Point.fr - Publié le <time datetime="2013-04-14T15:25" itemprop="datePublished" pubdate=""> 14/04/2013 à 15:25</time> - Modifié le <time datetime="2013-04-14T15:26" itemprop="dateModified"> 14/04/2013 à 15:26</time>

    Le philosophe déplore le soudain recours à la morale qui permet de mieux fermer les yeux sur les vraies urgences de la République. Interview.

    <figure class="media_article panoramique" itemprop="associatedMedia" itemscope="" itemtype="http://schema.org/ImageObject"> Manuel Valls, Jean-Marc Ayrault, François Hollande et Vincent Peillon, le 8 avril 2013 à l'Élysée. <figcaption>Manuel Valls, Jean-Marc Ayrault, François Hollande et Vincent Peillon, le 8 avril 2013 à l'Élysée. © BERTRAND LANGLOIS / AFP </figcaption> </figure>
    Propos recueillis par
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    Comment conjuguer la justice sociale et les libertés individuelles ? À gauche comme à droite, analyse Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS, c'est désormais la pensée moraliste qui triomphe dans la sphère politique. Le chômage, l'école, les inégalités, la pauvreté peuvent passer au second plan. La priorité désormais consiste à retrouver un certain ordre moral fondé sur le goût de l'effort, de la hiérarchie, du contrôle des désirs, de la fidélité aux traditions et de la valorisation de la seule famille qui tienne, la famille hétérosexuelle. Au lendemain du scandale de l'affaire Cahuzac, des hommes politiques de tout bord en appellent à "la transparence", au "sursaut moral". Pour Ruwen Ogien, c'est surtout un excellent moyen de détourner l'attention des Français de la vraie crise politique qui se déroule sous leurs yeux. Le philosophe publie ces jours-ci deux livres, (L'État nous rend-il meilleurs ? (Folio essais) et La guerre aux pauvres commence à l'école (Grasset), qui éclairent à plus d'un titre ce nouvel élan de "moralisation". Pour Le Point.fr, il en décrypte les principaux enjeux.

    Le Point.fr : Vous publiez ces jours-ci deux livres sur la morale, une notion très à la mode. On ne parle plus désormais que de "transparence", d'"éthique", de "confiance". Comment expliquez-vous ce soudain besoin de valeurs ?

    Ruwen Ogien : Cela fait déjà un certain temps que le discours sur le besoin de valeurs morales s'est répandu. Il a marqué les dernières campagnes présidentielles aux États-Unis et en France. Politiquement, je le trouve assez dangereux. Dans le débat public, l'appel aux valeurs morales sert souvent à remettre en cause les droits sociaux ainsi que certaines libertés individuelles. Les conservateurs américains, par exemple, font appel à la valeur "famille" pour nier aux personnes de même sexe le droit de se marier, à la valeur "vie" pour contester le droit d'avorter, à la valeur "sécurité" pour brider les droits de défense de certains prisonniers, et à la valeur "travail" pour justifier les atteintes à la protection des salariés. Malheureusement, l'appel aux "valeurs morales" a désormais la même fonction en France qu'aux États-Unis : disqualifier les droits sociaux et certaines libertés individuelles.

    On parle d'une économie gangrenée, d'une classe politique corrompue, d'une école sans foi ni loi. Est-ce vraiment nouveau ?

    Le discours sur la "corruption de la classe politique" n'a rien d'original. L'exploitation d'une position de pouvoir pour faire des bénéfices personnels ou partisans est un phénomène attesté depuis toujours et dans tous les systèmes politiques. Et en ce qui concerne le discours sur la nécessité de ramener la morale à l'école, il n'y a évidemment rien de nouveau non plus. Depuis un siècle, en France, tous les ministres de l'Éducation nationale, de droite comme de gauche, ont eu ce projet pompeux, sauf pendant une courte période qui a suivi Mai 68. Mais tous ont échoué. Et pour des raisons qui n'ont rien d'accidentel. Ce sont des projets autoritaires, qui proposent de vaincre un ennemi intérieur, une classe dangereuse qui ne partagerait pas les fameuses "valeurs" de la République. Mais de quelles valeurs parle-t-on ? Bien souvent, ces projets sont inadaptés, dans leur forme même, à l'évolution de nos sociétés, et confus du point de vue du contenu philosophique. Ce qui est frappant dans les démocraties, c'est le rejet de la corruption et l'existence de contre-pouvoirs - justice indépendante, presse libre, réseaux sociaux actifs - qui permettent de la limiter. Des études sociologiques ont montré, en effet, que plus on adhère à la démocratie, moins on est tolérant à l'égard de la corruption. Si l'on veut rester optimiste, on peut dire que la multiplication des affaires qui deviennent des scandales publics est l'indice que l'adhésion à la démocratie reste quand même très forte en France, en dépit des attaques qu'elle subit.

    Peut-on faire de la politique sans morale ? N'est-ce pas antinomique ?

    C'est plus compliqué que cela. Les règles qui contraignent l'activité des personnes qui occupent des positions de pouvoir dans les sociétés démocratiques ne sont pas les mêmes que celles qui régissent la morale privée. Dans le domaine de la sécurité, par exemple, il peut être recommandé d'utiliser le secret, le mensonge, de ne pas tenir ses promesses, d'utiliser la menace et la force pour contraindre un adversaire. Mais si vous agissez ainsi dans vos rapports avec ceux qui vous aiment et vous font confiance, on dira que vous êtes complètement immoral ! De ce point de vue, on est moralement moins exigeant dans l'action publique que dans les rapports privés. Pour autant, il est juste qu'un ministre présente publiquement son patrimoine en début et en fin de mandat, pour prouver qu'il ne s'est pas enrichi avec de l'argent public. Et il est également normal qu'il renonce à certaines activités professionnelles pour éviter tout conflit d'intérêt.

    Les hommes politiques doivent-ils nécessairement donner l'exemple de la morale irréprochable ? Pourquoi la moralité a-t-elle pris le pas sur les compétences professionnelles ?

    Les citoyens ne sont pas des enfants, ils n'ont pas besoin que les hommes politiques leur montrent l'exemple. En revanche, dans une démocratie, ils ont le droit, et même le devoir, de contrôler ceux qui ont le pouvoir pour les empêcher d'en abuser. Certains voudraient aller plus loin. Ils exigent qu'en plus de ce contrôle des actions des hommes de pouvoir vienne s'ajouter un contrôle de leur âme. L'idée, c'est que si on est vertueux au quotidien, on agira pour le bien des plus faibles ou le bien commun ; or, si l'on manque de vertu, on ne le fera pas. Je crois que cette idée est de plus en plus répandue. Malheureusement, elle est fausse. L'expérience montre qu'il n'y a pas de rapport entre la vertu privée et l'action publique juste. Personne n'a nié que Margaret Thatcher était "vertueuse" dans sa vie privée. Mais elle a mené une politique si brutale envers les plus faibles que des masses de Britanniques se sont réjouis de sa mort et l'ont fait savoir en défilant dans les rues de Londres. À l'inverse, le doute plane encore sur les vertus privées de Bill Clinton. Mais nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, regrettent sa politique de prospérité pour le plus grand nombre.

    Mais si l'État ne garantit pas lui-même un minimum d'ordre moral, qui le fera ?

    Attention à ce que l'on met derrière la notion même de morale. En ce qui concerne l'affaire Cahuzac, je trouve le mot parfaitement inapproprié. Il ne correspond pas aux enjeux, à ce qui devrait faire l'objet du débat. Il ne faut pas confondre ce qui est jugé "immoral" et ce qui est interdit par la loi. Je crois que nous avons un peu oublié ces derniers temps que le droit n'est pas la morale. Établir un contrôle légal des activités de ceux qui occupent de hautes fonctions (avec des sanctions) ne revient pas nécessairement à rendre ces actions morales, seulement à redonner un cadre juridique contraignant qui réponde aux principes de la démocratie.

    Vous affirmez que les extrêmes alimentent une "panique morale", notamment en ce qui concerne le mariage gay. Quelles sont les conséquences d'un tel positionnement ?

    Les agressions homophobes violentes qui ont lieu ces derniers temps montrent que les conséquences de la panique morale peuvent être extrêmement graves. Les anti-mariage pour tous ont fini par comprendre que la loi finira par passer quoi qu'il arrive. Du coup, ils se permettent d'abandonner tout effet argumentatif, et de passer à l'intimidation.

    Avec l'affaire Cahuzac ressurgit le serpent de mer de la morale à l'école, qui est l'objet de votre dernier livre. Pour vous, cela montre à quel point la pensée conservatrice est devenue hégémonique dans les esprits, à gauche comme à droite. Qu'entendez-vous par là ?

    L'idée qui se répand à nouveau, comme si l'on revenait à l'idéologie conservatrice du XIXe siècle, c'est que, si vous êtes riche, c'est que vous le méritez, et que si vous êtes pauvre, c'est de votre faute. Vous ne vous levez pas assez tôt, vous ne cherchez pas un emploi avec suffisamment de persévérance, vous préférez être assisté, etc. On cherche de plus en plus massivement à "blâmer" la victime. C'est ce que j'appelle la guerre intellectuelle contre les pauvres. Cette "guerre aux pauvres" s'exprime dans les tentatives d'expliquer la situation des plus défavorisés par des déficits moraux des individus, plutôt que par les effets d'un système social injuste à la base, et d'une redistribution des bénéfices de la coopération sociale et économique qui ne permet pas de compenser les handicaps initiaux. À mon avis, le retour de la morale à l'école exprime aussi cette philosophie. Mettre l'accent sur la nécessité de morale permet de diminuer l'importance du facteur social dans l'explication de la violence et de l'échec scolaire. Si les "pauvres" échouent, on dira que c'est davantage parce qu'ils sont immoraux que parce qu'ils sont plombés par leur hérédité sociale.


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