<section class="obs-article-brelated" style="margin: 0px; padding: 0px; border: 0px; list-style: none; box-sizing: border-box;">
À LIRE AUSSI
- Bienvenue au Stendhal Club
- Stendhal chez moi, par Philippe Sollers
- Lionel Jospin: "Napoléon, quel désastre!"
L'ancien président de la République française, un peu plus cultivé, grâce à son épouse, que le président actuel, qui perd trop de temps à lire des publicités pour scooters, nous a surpris au moins deux fois. La première en bousculant «la Princesse de Clèves», qu'il considérait comme une chanteuse de troisième ordre, la deuxième en s'en prenant avec violence à «la Chartreuse de Parme». Je le cite (propos publié par «le Monde» le 23 mars 2012):
Fabrice del Dongo est un petit con, qui passe à côté de Waterloo et de sa tante, et qui ne reconnaît même pas Napoléon quand il le croise.
Ces jugements lui ont-ils été inspirés par le maurrassien Buisson? En tout cas, en lisant ces lignes, Stendhal aurait aussitôt provoqué Sarkozy en duel.
Raison de plus pour ouvrir les trois volumes en Pléiade de ses œuvres romanesques complètes, la première édition à proposer l'ensemble des textes dans l'ordre chronologique de leur création. Allez, pauvre président enregistré à son insu (comme le pape) par son majordome, encore un effort pour revenir à la raison. C'est Balzac lui-même qui vous le demande :
M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l'âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une oeuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs.
Balzac était-il un con ? Pas qu'on sache.
Il n'en reste pas moins que Balzac ne semble pas s'être aperçu de la parution antérieure du «Rouge et le Noir», et qu'il continue à appeler Stendhal «M. Beyle». Son article célèbre et généreux de l'époque sur «la Chartreuse» (sans lui, censure complète de la critique littéraire) est remarquable, mais souvent à côté de la plaque. Quelle idée de demander à l'auteur de supprimer le début en fanfare qui devrait résonner dans toutes les mémoires de l'Hexagone:
Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur.
Le Mali, c'est bien, Milan c'est mieux.
Le miracle de "la Chartreuse"
Bizarre époque que la nôtre : Hollande ne lit aucun livre, Sarkozy est jaloux de Stendhal, et Jospin se fâche contre Napoléon. En 1796, Stendhal a 13 ans, il étouffe en province, il envahit l'Italie par l'imagination, il va la conquérir intérieurement par l'amour et la littérature. Waterloo? C'est la fin du grand rêve héroïque, après lequel viendra «l'éteignoir» (nous y sommes). Cependant, Fabrice et sa tante, la merveilleuse Sanseverina, inventent une féerie pour toujours.
Le 4 novembre 1838, à 55 ans, donc, Stendhal se cloître dans un appartement, au 8 de la rue de Caumartin. Et, là, miracle : il écrit la «la Chartreuse» en cinquante-trois jours, ou, plutôt, il la dicte («J'improvisais en dictant, je ne savais jamais en dictant un chapitre ce qui arriverait au chapitre suivant»). Les besogneux n'aiment pas Stendhal, les ordinateurs non plus.
«la Chartreuse de Parme» (1947), avec Gérard Philipe et Renée Faure.
(c) Baltel-Sipa/Rue des archives-Collection CSF
Tout est vibrant, imprévu, coudé, erratique, et on a l'impression que l'auteur s'est appliqué à lui-même la formule militaire de Napoléon : «On s'engage et puis on voit.» A Waterloo, ce sublime «petit con» va et vient sans rien comprendre, c'est justement ça qui est fort. Quant à sa tante Gina, qui l'adore, une note de l'éditeur nous prévient:
C'est ici que Stendhal va le plus loin pour manifester le caractère puissamment érotique de Fabrice pour Gina, et ses orgasmes de substitution dans ses entretiens avec lui.
Moralité : Sarkozy ne comprend rien à la jouissance des Italiennes. Laissons parler Gina:
Le comte Mosca a du génie, tout le monde le dit, et je le crois, de plus il est mon amant. Mais quand je suis avec Fabrice et que rien ne le contrarie, qu'il peut me dire tout ce qu'il pense, je n'ai plus de jugement, je n'ai plus la conscience du moi humain pour porter un jugement de son mérite, je suis dans le ciel avec lui, et quand il me quitte, je suis morte de fatigue et incapable de tout, excepté de me dire : c'est un Dieu pour moi, et il n'est qu'ami.
Stendhal, en incestueux discret, sait que le regard et la parole peuvent faire l'amour sans le lourd appareil du corps (le sien ne lui convient pas). Mieux: il va jusqu'à mêler à ses emportements une électricité religieuse. Avec Clélia, par exemple, mais aussi avec Gina. Voyez Fabrice :
Son caractère profondément religieux et enthousiaste prit le dessus. Il avait des visions. Il lui semblait que la Madone, sollicitée par sa tante Gina, daignait lui apparaître et venir à son secours. Il croyait que sa tante lui tendait les bras et l'embrassait pendant son sommeil.
Faut-il insister sur l'amour du jeune Stendhal pour sa mère? Je ne crois pas.
"Se Foutre Carrément De Tout"
Il ne fait pas qu'écrire et dicter, Stendhal, il vit et aime comme il écrit, sans cesse. Il est entouré de signaux, de présages, le cryptage n'a pas de secrets pour lui. Il se parle à lui-même, et se donne des conseils : «brillanter le style», «je donne du nombre, de la tranquillité, des détails, du style». Il s'interpelle en anglais, raffole de l'italien, possède le français comme personne. Il finit par se dire : «Aimes-tu mieux avoir eu trois femmes ou avoir fait ce roman?» Étrange question, mais cette «Chartreuse de Charme» mérite bien mille et trois femmes, au moins.
Nous sommes loin de la vie littéraire de 1842 ou de celle d'aujourd'hui. PourStendhal, la vie littéraire est «misérable», «elle réveille les instincts les plus méprisables de notre nature et les plus fertiles en petits malheurs». Ce qu'il poursuit est tout autre chose, une surexistence libre, instantanée, musicale, mobile, en couleur.
Il n'espère plus rien de la politique et de la foule, mais seulement des«happy few», des «heureux peu nombreux» (il y en a peut-être qui respirent encore). L'hypocrite Aragon ne manquera pas de juger dérisoire cet appel, en précisant que Stendhal aurait dû se préoccuper de la «unhappy crowd», de la «foule malheureuse».
Stendhal est un déserteur de la vie sociale, c'est-à-dire de l'ennui. Autre devise: «Intelligenti pauca», «peu de mots suffisent à ceux qui comprennent». Et enfin, pour finir en vrai «Milanais» irrécupérable:«SFCDT», «Se Foutre Carrément De Tout». C'est ainsi, avec insolence, qu'en pleine décomposition générale il fait son retour illuminé parmi nous.
Philippe Sollers