Une semaine après l’annonce par le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, du bombardement, dans la nuit du 8 au 9 octobre, d’un camp de l’Etat islamique près de Rakka, en Syrie, la version officielle livrée par les autorités françaises résiste de moins en moins à l’examen de certains faits nouveaux.
D’après le ministère de la défense, ce centre d’entraînement constituait une menace pour la France et l’Europe et hébergeait des « combattants étrangers, dont probablement des Français et des francophones ». Il assurait cependant ne pas connaître l’identité des personnes visées. Selon nos informations, l’ensemble de l’opération a pourtant été, en grande partie, pensée autour d’un Français, Salim Benghalem, 35 ans, originaire de Cachan ( Val-de-Marne), présenté par les services de renseignements comme « le responsable de l’accueil des Français et des francophones au sein de l’Etat islamique ».
Connu de la justice française, qui le recherche pour des activités terroristes, sa localisation et son identification doivent beaucoup au travail préalable des agences de renseignements américaines, qui ont transmis leurs éléments à l’armée française. Au mois de septembre 2014, le département d’Etat américain avait même inscrit son nom sur la liste noire des organisations et individus considérés comme les plus dangereux en matière de terrorisme. Pour les Américains, ses fonctions de « bourreau » de l’Etat islamique en faisaient une figure montante.
De fait, Salim Benghalem était en passe de prendre, pour le compte de l’Etat islamique, une dimension similaire à celle occupée chez Al-Qaida par Moez Garsallaoui, un belgo-tunisien, tué, en octobre 2012, par une frappe de drone américain au Pakistan. Selon le parquet antiterroriste, à Paris, Garsalloui coordonnait depuis 2008 les filières djihadistes européennes, puis il avait eu pour fonction d’accueillir les prétendants francophones au djihad.
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Le sort de Benghalem incertain
Plusieurs lieux ont été identifiés dans la zone de Rakka pour pouvoir atteindre Salim Benghalem. Celui qui a été touché le 8 octobre était un bâtiment dans lequel transitaient ou résidaient les combattants francophones à Rakka. Selon les détails recueillis par Le Monde , cette habitation était entourée d’un espace de terrain réduit clos par un mur. Etait-ce suffisant pour abriter un camp d’entraînement comme l’affirment les autorités françaises pour justifier leur décision de bombarder ce lieu ? Le premier ministre, Manuel Valls, s’est refusé, comme son ministre de la défense, à fournir des détails.
L’armée française aurait également disposé de l’identité de deux autres citoyens français, proches de Benghalem. Un grand nombre d’étrangers transitant dans le bâtiment ciblé demeurent inconnus des services de renseignement. Beaucoup de ces francophones, notamment des Belges, des Français et des bi-nationaux originaires d’Afrique du ord, ont en effet échappé à la vigilance des services de police de leur pays avant de rejoindre la Syrie.
Lundi 12 octobre, le ministère de la défense assurait n’avoir « aucun élément précis relatif à ce bombardement ». Vendredi soir, aucune source n’avait permis de connaître le sort de Salim Benghalem et de ses deux proches visés dans cette frappe. Pourtant, les autorités disposeraient, selon nos informations, d’une connaissance beaucoup plus précise qu’elles ne l’admettent des résultats de cette frappe, tant pour le nombre de morts que pour l’identité des victimes.
Cette affaire crée un précédent dans le droit français. La France savait qui elle allait tuer dans cette frappe. Salim Benghalem, mis en cause dans plusieurs procédures judiciaires à Paris, et faisant l’objet d’un mandat d’arrêt international, pourrait, si sa mort est confirmée, avoir été victime, selon certaines ONG comme Human Rights Watch, d’une forme « d’exécution extrajudiciaire ».
« Exécution extrajudiciaire »
La France a justifié son intervention par la « légitime défense collective » prévue à l’article 51 de la Charte des Nations unies. L’assistance demandée à Paris émane des seules autorités irakiennes pour combattre l’Etat islamique. Il y a un an, le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, s’opposait, avec succès, à l’extension des frappes en Syrie souhaitée par le ministère de la défense, estimant qu’elles « n’avaient pas de bases légales » . Les conditions auraient-elles désormais changé ?
Le Royaume-Uni, qui a revendiqué, début septembre, la mort de deux ressortissants britanniques dans une frappe en Syrie, a également argué de l’article 51 pour justifier ces frappes mais en précisant, dans son cas, qu’il s’agissait de « légitime défense individuelle ». David Cameron a assuré que le procureur général avait reconnu la légalité de cette action, puis il a fait soumettre au Conseil de sécurité de l’ONU les détails des attentats planifiés par ces deux hommes.
La France, elle, s’est contentée d’indiquer que les personnes visées étaient entraînées pour frapper le sol français et européen, sans plus de précision. Pour alléguer d’une « légitime défense individuelle », elle devrait fournir la preuve d’une agression imminente, ce qu’elle n’a pas fait. Salim Benghalem accueillait et formait les nouveaux venus francophones. Constituaient-ils une « menace imminente » ?
Interrogé vendredi, le directeur du Comité contre le terrorisme à l’ONU, Jean-Paul Laborde, a indiqué au Monde que « si cette frappe a vraiment touché un camp d’entraînement, cela aura sauvé des vies ». Questionné sur l’utilisation de l’article 51, il ajoute : « S’abriter derrière cet article pour mener cette frappe pose un problème juridique qui n’est pas réglé ; ce sont des Etats qui peuvent arguer de cet article au titre de la légitime défense collective quand un autre Etat les attaque. Or, la frappe a visé une organisation terroriste, pas un Etat. »
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