"La beauté ne se discute pas […] elle fait prince quiconque la possède." Toute l’ambiguïté de la carrière de Bernard Giraudeau, décédé samedi à Paris des suites d’un cancer, à l’âge de 63 ans, tient dans cette phrase d’Oscar Wilde. Sourire éclatant, yeux bleus, son physique de jeune premier aura marqué ses débuts de comédien. Mais très vite, il cherchera à se démarquer de cette image trop lisse, tellement éloignée de ses véritables aspirations. Lui qui débuta comme mousse sur le Jeanne-d’Arc, à bord duquel il effectua deux tours du monde, ne rêvait que d’ailleurs. L’aventurier de cinéma était un bourlingueur dans l’âme. Tout ce qui était autre l’attirait: les pays comme les gens. "Tout est voyage, disait-il,même la maladie."
Son enfance à La Rochelle le prédispose aux voyages et lire Robinson Crusoé laisse des traces. "J’avais envie de voir ce qu’il y avait de l’autre côté du port et de la dernière vague. Je m’ennuyais à l’école et les bateaux étaient là avec leurs passerelles, il n’y avait plus qu’à monter à bord." A 17 ans, il entre dans la marine. Plutôt que de suivre ses copains en bordée à chaque escale, il préférait coucher ses émotions sur le papier. A son retour à terre, il a soif de tout. Ivresse des rencontres. "J’avais 20 ans. J’ai dû faire tous les bars de La Rochelle quand je ne sortais pas des chambres des filles." Une énergie canalisée par la rencontre d’une professeure de danse. "J’étais amoureux. C’était amusant de voir un gars de mon âge à la barre au milieu des filles."
Dans les années 1970, beaucoup voient en lui le successeur de Delon
Giraudeau se montrera bon élève: au début des années 1980, il chantera et dansera dans une comédie musicale, Attention fragile!, au côté de sa compagne, Anny Duperey. En 1973, il effectue ses débuts au cinéma avec deux monstres sacrés: Jean Gabin et Alain Delon dans Deux Hommes dans la ville, de José Giovanni. "J’étais tellement concentré sur ce que j’avais à faire que je n’ai même pas eu le temps d’avoir peur." Ah, Delon! A l’époque, beaucoup voient en Giraudeau son successeur. Et la tendresse, bordel, La Boum,Viens chez moi, j’habite chez une copine, autant de films qui affolent le box-office et les jeunes filles. "Je ne renie rien mais je n’avais pas vocation à finir comme poster dans les chambres d’adolescentes."
Derrière le sourire se dissimule déjà l’exigence. "Je ne me préoccupe pas si j’ai une image et si je dois la ménager. Déjà, mon rôle de tueur homosexuel dans Le Grand Pardon mettait un coup de pied au cul au jeune premier sympathique que je représentais." Pas question non plus de renier ses convictions. En 1982, il se rend à un festival du film français aux Philippines. Lorsque Imelda Marcos, la femme du président, voit le beau gosse de la délégation lui tendre une enveloppe, elle pense à une lettre d’admirateur. Il s’agit d’une liste des violations des droits de l’homme dans ce pays. Membre d’Amnesty International, Giraudeau sera expulsé dès le lendemain. "Il ne faut pas exagérer la portée de mon geste. Je ne risquais pas grand-chose." Il n’empêche.
Un beau regard d’écrivain
L’homme change, ses rôles aussi. Plus profonds, plus amples, plus riches. Son deuxième film comme réalisateur, Les Caprices d’un fleuve, épouse les méandres de son évolution en faisant l’éloge du métissage dans le Sénégal du XVIIIe siècle. Le tournage n’est que difficultés mais Giraudeau ne connaît pas le découragement: "J’ai un orgueil monstrueux!" Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (François Ozon), Une affaire de goût (Bernard Rapp) indiquent son penchant pour l’ambiguïté. On se souviendra aussi du prélat poudré dans Ridicule, de Patrice Leconte. Et lui qui avait commencé au théâtre dans une pièce de boulevard terminera sa carrière sur les planches avec Anouilh (Beckett ou l’honneur de Dieu) et Shakespeare (Richard III), qu’il jouera à La Rochelle. Là où tout a commencé.
Le bourlingueur ne sera jamais rassasié de voyages. Les Hommes à terre, Cher Amour, Les Dames de nage portent témoignage de son beau regard d’écrivain, "à l’ancre", comme il aimait se définir. En avril dernier, les téléspectateurs l’avaient découvert fatigué mais souriant présidant la soirée des Molières. Fier papa de Sara, révélation théâtrale en 2007. Jusqu’au bout, il a goûté les merveilles du monde: "Ce serait mal vieillir que de ne pas être révolté, de ne pas être curieux, de ne pas continuer à être gourmand."