• Vote FN, miroir d'une jeunesse fracturée

    Vote FN, miroir d'une jeunesse fracturée

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    FIGAROVOX/ANALYSE - Le défilé des organisations de jeunesse contre le FN n'a pas connu le succès des mobilisations qui ont suivi le 21 avril 2002. Le parti de Marine Le Pen rencontre même un succès croissant chez les jeunes. Le politologue Vincent Tournier décrypte le phénomène.

     

    Vincent Tournier est enseignat-chercheur en science politique à l'Institut d'études politiques de Grenoble. Il est spécialiste des questions liées à la jeunesse et à la politique.


    FIGAROVOX: Jeudi des organisations de jeunesse ont défilé contre le FN. Il n'en reste pas moins que 30 % des électeurs de moins de 35 ans ont voté pour le parti de Marine Le Pen aux européennes. Comment expliquez-vous ce phénomène? Peut-on aller jusqu'à parler d'engouement d'une partie de la jeunesse pour le FN?

    Vincent Tournier: Il faut rester prudent sur les analyses par tranches d'âge car les marges d'erreur sont plus importantes. Cela dit, il est vrai que les indices sont convergents. Le sondage IPSOS auquel vous faites référence indique que 30% des moins de 35 ans ont voté FN, soit cinq points de plus que la moyenne nationale. Un sondage de l'IFOP indique également que 29% des 18-24 ans ont voté FN. Cela n'autorise pas à parler d'un engouement, mais il y a bien une certaine attirance des jeunes pour le FN, ce qui est plutôt nouveau puisque, aux élections présidentielles de 2007 et de 2012, les jeunes se situaient exactement dans la moyenne nationale.

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    En 2002, après le choc du 21 avril, on se souvient qu'il y a eu des mobilisations massives. Aujourd'hui, il est clair que la situation se présente très différemment.

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    S'agit-il d'une tendance de fond? Il est trop tôt pour le dire, d'autant que l'élection européenne est un scrutin particulier, qui suscite une forte abstention, notamment chez les jeunes (les trois quarts des 18-24 ans ne sont pas allés voter). En même temps, le fait que les jeunes ne se soient pas allés voter alors que tout indiquait que le FN allait faire un très bon score est déjà un signe. En 2002, après le choc du 21 avril, on se souvient qu'il y a eu des mobilisations massives. Aujourd'hui, il est clair que la situation se présente très différemment. Cette quasi-absence de réaction est peut-être un signe en soi. Cela incite à penser que le statut du FN a effectivement changé. Il n'est plus le parti-repoussoir qu'il a pu être dans le passé. La dimension sulfureuse est toujours présente mais elle semble s'effriter. Les sondages le montrent bien: si le FN reste perçu comme un parti potentiellement dangereux, il suscite moins de crainte qu'avant. Il n'est certes pas encore un parti comme les autres, mais sa nature démoniaque est moins prégnante.

    On peut se demander si cette évolution ne provient pas du décalage entre le discours médiatique sur le Front national et l'image que celui-ci renvoie aujourd'hui. Je prendrai un exemple: la façon dont les médias ont réagi lorsque Robert Ménard, le nouveau maire de Béziers soutenu par le FN, a décidé d'interdire d'étendre le linge sur les fenêtres. Sortir l'artillerie lourde pour condamner une telle mesure a pu paraître excessif, surtout en sachant qu'une telle interdiction est courante en France, y compris dans les villes dirigées par la gauche. Ce type de sur-réactivité risque d'avoir un effet négatif en donnant le sentiment que, finalement, l'idéologie est moins du côté du FN que du côté de ses détracteurs.

    On a longtemps considéré que la jeunesse était à gauche. Celle-ci tendrait-elle à se «droitiser» comme pourrait le montrer la présence de nombreux jeunes dans les rangs de la Manif pour tous?

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    Il faut se garder de réduire la jeunesse à une identité politique unique.

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    Il est vrai que, sous la Vème République, les jeunes ont tendance à voter plus à gauche que le reste de la population. Cela s'explique par plusieurs facteurs, à commencer par le déclin de la religion catholique, qui a laissé le champ libre à la gauche pour capter une partie des nouvelles générations gagnées au libéralisme des mœurs.

    Mais encore faut-il préciser que, quand on parle d'orientation à gauche, il ne s'agit que d'un écart à la moyenne, et non d'une généralité. Par exemple, en 1965, 51% des 21-34 ans ont voté François Mitterrand au second tour de l'élection présidentielle, alors que Mitterrand ne faisait que 45% en moyenne. Les jeunes étaient donc plus à gauche, mais ils ne votaient pas tous à gauche. D'ailleurs, quand on détaille le scrutin de 1965, on voit que les jeunes étaient également assez nombreux à voter pour Tixier-Vignancour, le représentant de l'extrême-droite de l'époque (9% contre 7%). Bref, il faut se garder de réduire la jeunesse à une identité politique unique.

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    Pour la première fois depuis 1984, la droite a occupé la rue. Plus encore : elle a repris la rhétorique de la gauche en faisant valoir que le pouvoir devait être à l'écoute des manifestants, lesquels incarnent la voix du peuple.

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    Ce qui a pu conforter l'image d'une jeunesse structurellement orientée à gauche, c'est le fait que, jusqu'à présent, la mobilisation politique a été plus forte et plus visible à gauche qu'à droite. On songe bien sûr à Mai 68, mais aussi à tous les grands mouvements de jeunes sur les projets de réforme de l'enseignement, sans parler des nombreuses mobilisations pour la défense des groupes marginaux ou défavorisés comme les SDF ou les sans-papier. Sur le terrain des mobilisations collectives, il est donc évident que c'est la gauche qui domine. Cela tient au fait que l'engagement politique est plus valorisé à gauche à droite, mais aussi que les organisations de gauche ont su être plus actives ou plus efficaces.

    La Manif pour tous change un peu la donne. Pour la première fois depuis 1984, la droite a occupé la rue. Plus

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    Ne risque-t-on pas d'aller vers une sorte de clash des civilisations au sein même de la jeunesse ?

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    encore: elle a repris la rhétorique de la gauche en faisant valoir que le pouvoir devait être à l'écoute des manifestants, lesquels incarnent la voix du peuple. De son côté, la gauche de gouvernement a repris la rhétorique de la droite en clamant que le pouvoir n'appartient pas à la rue, qu'il faut savoir respecter le Parlement, que les manifestants sont manipulés par une minorité, etc.

    Cette inversion de la rhétorique invite à se demander si, désormais, on ne va pas assister à l'émergence d'un activisme de droite. Les jeunes de droite vont se dire: après tout, il n'y a aucune raison pour que ne répondions pas à la gauche avec ses propres armes.

    Alors que les sociologues évoquent de plus en plus les «fractures françaises», celles-ci sont-elles particulièrement marquées dans la jeunesse? Peut-on parler de deux jeunesses, l'une plutôt privilégiée qui défile aujourd'hui contre le FN, et l'autre, celle des «petits Blancs» qui serait déclassée?

    Les fractures au sein de la jeunesse ne sont pas nouvelles. La jeunesse n'a jamais été une réalité homogène. Même du temps de Jules Ferry, le système scolaire organisait une hiérarchie et un cloisonnement très rigides entre les différentes jeunesses. Si la massification du secondaire et du supérieur a permis d'atténuer certaines disparités, elle ne les a pas fait disparaître, surtout en France où elles sont plutôt élevées. Entre les jeunes de milieux populaires qui sortent précocement de l'école, souvent sans diplôme, et ceux qui se dirigent vers les grandes écoles, c'est tout un monde qui les sépare. On peut même penser que, dans la société actuelle, ces disparités prennent une nouvelle vigueur. Je ne parle pas des inégalités de richesse, qui sont relativement contenues dans un pays comme la France où il existe une importante politique sociale. Je parle plutôt des inégalités culturelles. Car si les progrès techniques ouvrent de nouvelles opportunités, tous les jeunes savent-ils s'en saisir? Ne risque-t-on pas d'aller vers une sorte de clash des civilisations au sein même de la jeunesse?

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    A l'autre extrémité, on va avoir une jeunesse qui peine à exploiter les ressources mises à sa disposition, à voir le rôle positif de la culture, qui s'enferme dans ses territoires et s'isole dans des logiques identitaires, y compris religieuses.

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    A une extrémité de la chaîne, on va trouver une jeunesse qui a accès à toutes les promesses de la modernité, qui baigne dans un univers cosmopolite et intellectualisé, où la culture se vit au quotidien, qui a le monde pour horizon, et dont les valeurs directrices sont la tolérance et l'humanisme, même si cela n'exclut pas la soif de la réussite matérielle et sociale, voire un certain égoïsme. A l'autre extrémité, on va avoir une jeunesse qui peine à exploiter les ressources mises à sa disposition, à voir le rôle positif de la culture, qui s'enferme dans ses territoires et s'isole dans des logiques identitaires, y compris religieuses. Déjà, certains marqueurs révèlent ces lignes de fracture. Je pense à l'obésité, qui témoigne des inégalités dans les ressources financières mais aussi des lacunes dans la maîtrise de l'information nutritionnelle. Un autre indice est la mobilisation qui a entouré la Journée de retrait de l'école, où l'on a bien vu que la question de l'égalité hommes-femmes ne provoquait pas les mêmes réactions dans tous les milieux. Une difficulté supplémentaire est que la diversité ethnique et religieuse vient amplifier ces lignes de fracture. Les effets de cette diversité n'ont pas été suffisamment anticipés. On peut certes s'en remettre à une approche optimiste, qui consiste à souligner que l'intégration se fera à terme puisqu'elle a plutôt bien marché dans le passé. Mais c'est oublier que la société française a radicalement changé, à la fois sur le plan économique et sur le plan culturel. L'économie de services a des exigences que n'avait pas l'économie industrielle, et la société n'est plus aussi autoritaire qu'autrefois, notamment à l'école. Donc, les mécanismes d'acculturation ne peuvent plus avoir la même efficacité.

    Au-delà du sentiment de déclassement, le vote FN chez les jeunes est-il également motivé par des ressorts identitaires? Lesquels?

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    On peut pourtant penser que, parmi les motivations du vote FN, il y a aussi une forme de blessure.

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    Cela fait déjà un moment que plusieurs auteurs alertent sur le fait que les questions identitaires vont revenir en force dans notre monde contemporain, en raison de la fin des grands affrontements idéologiques liés à la guerre froide et de l'internationalisation des échanges. Le monde académique n'a pris que partiellement en compte cette nouvelle donne. Jusqu'à présent, l'identité a surtout été envisagée sous l'angle des minorités, perçues comme des victimes. Cette perspective n'est pas fausse, mais au nom de quoi faut-il sortir la population majoritaire de ce raisonnement? La littérature sur le multiculturalisme montre bien cette hémiplégie. Les théoriciens soulignent volontiers que l'identité est une composante majeure de la personnalité, qu'elle doit donc être respectée sous peine d'infliger de grandes souffrances aux individus. C'est toute la question de la reconnaissance, défendue notamment par le philosophe canadien Charles Taylor. Mais Taylor ne pense qu'aux minorités, il n'intègre jamais dans son raisonnement la nécessité de respecter l'identité de la population majoritaire. L'hypothèse que cette identité puisse être à son tour blessée ne lui vient pas à l'esprit. D'ailleurs, il ne donne aucune indication sur la manière de concilier les différentes identités.

    On peut pourtant penser que, parmi les motivations du vote FN, il y a aussi une forme de blessure. Prenons les électeurs qui sont issus de familles catholiques. Ils savent très bien que la laïcité a été imposée à leurs ancêtres par l'Etat républicain. Ils savent aussi que, à l'époque, les critiques adressées au christianisme ont été très virulentes, beaucoup plus violentes que tout ce que l'on peut entendre aujourd'hui. Ils ont donc du mal à comprendre pourquoi les musulmans font tant d'histoire pour quelques caricatures. En gros, qu'est-ce qui justifie un traitement de faveur? Voire: qu'est-ce qui justifie de remettre en cause des équilibres difficilement établis au cours de l'histoire?

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    On peut donc se demander si on n'assiste pas à une recomposition de l'identité nationale, avec l'émergence d'une critique de l'immigration non pas au nom des valeurs traditionnelles, mais au nom des valeurs mêmes de la post-modernité, brouillant ainsi les schémas classiques.

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    J'ajouterai également que, sur ces questions d'identité, le point nouveau est probablement qu'on voit apparaître ce qu'on pourrait appeler une xénophobie libertaire. Je veux dire par là que, jusqu'à présent, la xénophobie s'appuyait essentiellement sur des valeurs traditionnalistes, axées sur l'ordre et l'autorité. Aujourd'hui, la situation est un peu différente. L'hostilité envers les immigrés est aussi revendiquée au nom de la préservation d'un certain art de vivre: il s'agit de s'opposer à des cultures qui sont jugées menaçantes pour la liberté des mœurs, pour les grands acquis libéraux relatifs au divorce, à l'homosexualité, à l'avortement, etc. Prenons le cas des Roms. Dans une note publiée en mars dernier, le sociologue Julien Damon a soulevé un problème très intéressant à propos de la mendicité des enfants. Comment peut-on accepter une telle situation? Est-ce du racisme que de s'insurger face à cette exploitation, à l'heure où l'on revendique la nécessité de protéger les enfants?

    On voit que le débat se complique. C'était déjà le cas avec le voile islamique ou la burqa, où les clivages ont pu être complexes. Sur ce terrain de la xénophobie libertaire, le parti de Wilders a été précurseur mais le Front national est en train de le rejoindre: songeons à la façon dont il met désormais en avant la laïcité et la République, autant de thèmes qui étaient inconcevables pour l'extrême droite traditionnelle. On peut donc se demander si on n'assiste pas à une recomposition de l'identité nationale, avec l'émergence d'une critique de l'immigration non pas au nom des valeurs traditionnelles, mais au nom des valeurs mêmes de la post-modernité, brouillant ainsi les schémas classiques.


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