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    Diaspora tunisienne. Un face à femmes

    Après la chute de Ben Ali, Mehrezia Labidi-Maïza et Nadia Chaabane ont l’une et l’autre été élues par les Tunisiens de France pour siéger à l’Assemblée constituante. La première sur une liste d’Ennahda, la seconde sur une liste de gauche laïque.

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    Par ISABELLE HANNe

    Aux murs du petit pavillon ouvrier qu’elle habite avec son compagnon, à Aubervilliers, en Seine Saint Denis, des affichettes contre le sexisme et des céramiques tunisiennes. Sur le frigo, les recettes de l’axoa, spécialité basque, et de la pastilla au poulet. «Tunisienne et Française en permanence», Nadia Chaabane, 47 ans, est docteur en sciences du langage et militante associative depuis qu’elle est arrivée dans l’Hexagone, au milieu des années 80. On l’a rencontrée mi-novembre, à la veille de son départ pour Tunis, où elle va siéger dans l’Assemblée fraîchement élue chargée de rédiger la toute nouvelle Constitution. Tête de liste du Pôle démocratique moderniste (PDM) pour la «circonscription France Nord» (un territoire «plus grand que la Tunisie !»), Nadia Chaabane est l’unique représentante des Tunisiens de France qui ont choisi cette coalition formée autour du parti de gauche Ettajdid. «Basculer, en quelques mois, d’opposante à élue de la Constituante, c’est une gymnastique quotidienne.»

    La Tunisie compte 10 millions d’habitants ; la France 500 000 Tunisiens. C’est dans l’Hexagone que vit la plus importante diaspora. Une communauté que la France a découverte avec admiration lorsqu’elle a réussi à faire «dégager» Ben Ali le 14 janvier 2011. Et avec un mélange de déception et d’incompréhension, quand elle a voté, en majorité, pour les listes du parti islamo-conservateur Ennahda.

    «Une image toute faite du musulman»

    C’était le 23 octobre, la première élection libre de l’histoire tunisienne : 217 sièges étaient à pourvoir dans la nouvelle assemblée constituante. Dix étaient réservés aux Tunisiens de France. 120 000 d’entre eux, soit 70 % du corps électoral inscrit de ce côté de la Méditerranée, ont voté. Résultat : les listes indépendantes ou de gauche laïque, dont celle de Nadia Chaabane, se sont partagé six sièges. Et le parti Ennahda s’est taillé la part du lion, remportant quatre sièges.

    «Les Français aiment se faire peur. On a un peu l’impression que, d’un coup, ils se sont dit : "Ah bon, il y a des Tunisiens qui vivent en France et qui votent Ennahda, on abrite des extrémistes alors ?"» Mehrezia Labidi-Maïza a été élue sur une liste du parti Ennahda dans la même circonscription que Nadia Chaabane. Elle reçoit, début janvier, dans son appartement du XIXe arrondissement de Paris. «Il y a une image toute faite du musulman : des femmes voilées, des hommes avec des longues barbes, poursuit-elle, en apportant le café sur un petit plateau argenté. C’est cette image-là qui a sauté aux yeux des Français. Le programme d’Ennahda n’est pas d’islamiser à grande vitesse, mais de répondre à la précarité, au chômage.» Elle s’interrompt : «Excusez pour le chaos, je ne suis pas souvent là en ce moment !» Malgré son allure de mère de famille douce et rigolote, cette interprète de 48 ans, spécialisée en finance islamique, revient de Tunis où elle a siégé pendant plusieurs semaines comme élue et de surcroît vice-présidente de l’Assemblée constituante tunisienne. Elle montre fièrement des photos d’elle à la tribune, avec les autres représentants de la coalition au pouvoir - «un moment historique !».

    Nadia Chaabane et Mehrezia Labidi-Maïza ont quasi le même âge, la double nationalité, et sont nées en Tunisie. La première, près de Nabeul, de parents enseignants - père tunisien, mère bourguignonne. La seconde, à Grombalia, à mi-chemin entre Tunis et Nabeul. Fille d’imam, elle a grandi avec sept frères et sœurs, dans une «famille pratiquante mais ouverte : mon père était un religieux éclairé qui croyait aux vertus de l’éducation et dont la règle était : "Pas de fiançailles avant le diplôme !"». L’une comme l’autre s’installent en France au milieu des années 80, pour leurs études. Dijon d’abord, puis Besançon et enfin Paris pour Nadia Chaabane, qui étudie la linguistique et voit la montée du FN. «Comme je n’avais pas d’accent, on m’appelait "Deuxième G", pour deuxième génération.» Très vite, elle milite à l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget), côtoie l’opposition exilée à Paris, et s’engage dans différentes causes - logement étudiant, droits des immigrés, comité anti-apartheid… Avec des collectifs de défense des femmes, elle part en Afghanistan et en république démocratique du Congo.

    Mehrezia Labidi-Maïza, elle, arrive en France en 1986 avec son mari, ingénieur en télécoms, pour des études d’interprétariat. Elle évoque une «période compliquée : en France à la fin des années 80, la visibilité de l’islam commençait à faire peur». Fervente avocate du dialogue interreligieux, elle participe à des actions de quartiers, s’engage dans des associations avec des femmes d’origine et de religion différentes, joue la médiatrice dans les écoles. Elle co-écrit même un livre sur les tensions intercommunautaires qui bouleversent la société française post-11 Septembre. Aujourd’hui, Mehrezia Labidi-Maïza préside le réseau mondial des Femmes de foi pour la paix. Elle se voyait bien rester dans la société civile, mais le parti Ennahda, avec lequel sa famille entretient des sympathies depuis toujours, l’a convaincue de s’engager politiquement.

    «Ce qui m’intéresse, dit -elle, c’est comment la femme produit le discours religieux, et ne le subit pas.» En col roulé et pantalon large quand elle ouvre la porte, elle ira vite se changer, tailleur et voile, avant l’arrivée du photographe : «Les Tunisiens ne me reconnaîtraient pas ! dit-elle. Le voile, c’est une façon d’exprimer ma spiritualité, mes choix. Mes filles ne le portent pas, et pour moi, l’appartenance à l’islam ne se résume pas à porter un foulard. C’est un ensemble de cultures, de valeurs.»

    «Délit de faciès à l’envers»

    La vice-présidente de l’Assemblée constituante tunisienne, devenue figure du parti Ennahda (qu’elle préfère définir comme «un parti à référence islamique»), prône un islam tolérant. En 2009, elle s’est même prononcée contre le port du voile intégral lors des débats sur le projet de loi l’interdisant en France. «Est-ce rendre service à l’image de l’islam que de sortir dans la rue la face couverte ?» s’interrogeait-elle dans sa «Lettre ouverte à mes sœurs qui portent le voile intégral», sur le site officiel du Conseil français du culte musulman.

    Mehrezia Labidi-Maïza se dit «féministe, mais dans la complémentarité avec l’homme.». Et raconte avoir eu la meilleure note à une dissertation sur la fameuse phrase de Simone de Beauvoir, «On ne naît pas femme, on le devient.» Elle souligne les 25 % de femmes à l’Assemblée constituante tunisienne (elles sont moins de 20 % dans l’Hémicycle français), et rappelle que son parti a contribué à transformer en loi constitutionnelle le code du statut personnel tunisien, cet ensemble de lois progressistes qui visent l’égalité hommes-femmes.

    Nadia Chaabane porte des lunettes, des couleurs vives et des cheveux bruns bouclés. Surtout pas le foulard. Elle se définit «de culture arabo-musulmane» et «féministe de gauche» : «J’ai dépassé la question du voile en tant que tel. Je le combats idéologiquement, mais si la femme qui le porte est majeure, c’est son droit, et je suis capable de travailler avec elle. Mais pour moi, la question religieuse est une affaire de vie privée . C’est pour ça que je suis pour une séparation fondamentale entre la religion et l’Etat.»

    Lors de sa campagne avec les colistiers du Pôle démocratique moderniste (PDM), Nadia Chaabane parcourt les marchés, les commerces, fait du porte à porte, un drapeau tunisien sur les épaules. «On a fait du délit de faciès à l’envers ! A part dans quelques quartiers, les Tunisiens de France sont extrêmement mélangés, et beaucoup vivent en couple mixte. Ce n’est pas une communauté cloisonnée, sauf peut-être pour les primo arrivants.» Elle rencontre des gens jeunes, plutôt instruits, des étudiants ou des familles qui adhèrent au positionnement laïque de gauche du PDM. Des gens préoccupés par le racisme institutionnel, le logement, la circulaire Guéant sur l’accès au travail des étudiants étrangers, l’égalité hommes-femmes et entre citoyens. «Mais on n’avait pas du tout les mêmes moyens que Ennahda, ni accès aux mêmes réseaux : Ennahda a beaucoup courtisé dans les mosquées et les associations musulmanes. Ils ont également récolté un vote réaction de ceux qui en avaient marre d’entendre les médias stigmatiser l’islam. Que les médias aient parlé d’Ennahda en bien ou en mal, le résultat était le même. Les autres forces politiques étaient invisibles, on n’a presque pas eu accès aux médias.» Pour elle, en Tunisie comme en France, les progressistes se sont fait piéger par des débats autour de l’identité tunisienne. «En défendant l’ouverture, on est passés pour des mécréants.»

    Les deux femmes se connaissent de loin. Leurs divergences résument bien la complexité des courants qui traversent la société tunisienne. Nadia Chaabane, Mehrezia Labidi-Maïza, et les 215 autres membres de l’Assemblée n’ont qu’un an pour trouver un consensus et rédiger une Constitution pour le nouvel Etat tunisien. «A ceux qui voudraient que par principe, le modèle laïc français soit copié en Tunisie, je leur réponds : "Le protectorat, c’est fini !" s’emporte Mehrezia Labidi-Maïza. Le modèle français fonctionne en France ; j’espère que la Tunisie saura trouver son propre modèle.»

    Elle estime que sa liste a récolté autant de voix d’ouvriers que de la classe moyenne. De tous les Tunisiens de France : «Des boulangers, des parents d’élèves, des associatifs, des profs, à Pantin, Massy, Champigny. Des gens qui épargnent, qui investissent, qui donnent de l’importance à l’éducation et au travail.» Elle parle d’une «communauté qui s’insère, qui se fait discrète». Et précise : «Il ne faut pas croire que ceux qui ont voté Ennahda sont des gens qui sont tout le temps à la mosquée. Avec Ennahda, ils ont trouvé des gens qui parlent comme eux, soulèvent des questions qui les concernent : l’éducation, la transmission de la culture, et la dignité, en France comme en Tunisie.»

    Mehrezia Labidi-Maïza est interrompue cinq ou six fois par la sonnerie du téléphone. Elle soulève des piles de paperasse pour retrouver le combiné, et répond à moitié en français, à moitié en arabe : «Ça va, hamdoulilah !» Dans la bibliothèque, on devine la tranche verte et noire d’une belle édition du Coran. Il y a un bouquet de tulipes jaunes sur la table basse. Elle raconte avec un rire franc que c’est un inconnu qui le lui a offert, à l’aéroport, en apprenant qu’elle était tunisienne.

    Ce jour-là, elle revient tout juste d’Oslo où elle a participé à une conférence sur le printemps arabe. Ce soir, elle sera à Lille. Le lendemain, à Montreuil pour célébrer le premier anniversaire de la révolution tunisienne. Ensuite, elle part à Tunis. «C’est pour mon fils que c’est le plus dur : il aimerait que je sois plus souvent là, il passe son bac français. Ma fille aînée passe des concours en relations internationales, ma cadette est en prépa scientifique. Et la Tunisie passe son test de Constitution ! Tout le monde a des examens cette année…»

    Photos Rémy Artiges


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