Qu’on le dise tout de suite : ce n’est pas un règlement de compte. Christiane Taubira n’a pas publié Murmures à la jeunesse (Ed. Philippe Rey), cinq jours seulement après sa démission du gouvernement, pour dire tout le mal qu’elle peut penser de François Hollande. En revanche, à quatre jours de l’examen du projet de loi constitutionnel dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale , ce livre, écrit et édité dans le plus grand secret, est un redoutable réquisitoire contre la déchéance de nationalité, inscrite au menu de la révision constitutionnelle annoncée par le chef de l’Etat après les attentats de novembre.
Pourquoi ce livre ?
Sa publication est aussi surprenante que la démission de son auteure. Le texte est daté du «18 janvier 2016». Soit cinq jours avant d’annoncer à François Hollande qu’elle quittait le gouvernement. Selon son éditeur, interrogé par l’AFP, ce dernier a été contacté par Taubira «vers le 10 janvier» pour une publication avant l’examen à l’Assemblée nationale du projet de loi constitutionnel. Tout s’est fait dans le plus grand secret : impression en Espagne, acheminement en France «sous un film opaque», ouvrage «sous X» sans mention de l’auteure ni du contenu pour éviter les fuites… Si Taubira voulait faire un coup, elle ne s’y serait pas prise autrement. Et si elle n’avait pas démissionné mercredi dernier, elle n’aurait pas pu rester place Vendôme avec un tel écrit en librairie.
Le texte, d’une centaine de pages, truffé de références philosophiques et culturelles, au style lyrique qui a fait sa réputation d’oratrice, est une somme d’argumentations solides contre la déchéance de nationalité. C’est aussi une interrogation sur ces jeunes Français qui en arrivent à devenir des «agents de la mort». C’est enfin une réflexion, couchée sur papier entre le 23 décembre, jour d’adoption du projet de révision constitutionnelle en Conseil des ministres et l’annonce de sa démission le 27 janvier. «Je ne suis sûre de rien , écrit Taubira. Lorsqu’un pays est blessé, qu’il saigne encore, qu’il est tout de courbatures et d’ecchymoses, ne faut-il pas marcher sur la pointe des pieds, chuchoter et laisser faire en se défaussant sur le temps? […] Ne vaut-il pas mieux alors un cri et une crise plutôt qu’un long étiolement ? Je ne suis sûre de rien, sauf de ne jamais trouver la paix si je m’avisais de bâillonner ma conscience.»
Que dit-elle ?
Ces Murmures à la jeunesse sont aussi une réponse – sans jamais le citer – à Manuel Valls pour qui «expliquer» les actes terroristes, «c’est déjà vouloir un peu excuser». «Oui, il faut comprendre pour anticiper et aussi pour ramener du sens au monde, insiste l’ex-ministre. Sinon, par omission, nous aurons laissé s’installer de nouvelles frustrations grosses d’exaltations macabres, nous aurons arrosé le terreau où poussent ces contentieux passionnels, nous aurons refoulé vers la génération suivante les arriérés de rancœurs qui voleront la vie des Joyeux, peut-être celle d’enfants déjà orphelins aujourd’hui».
Quant à la déchéance, l’ex-ministre ne balaie aucun argument. «Déchoir des terroristes, qui songerait à s’y opposer ? Binationaux ou non ! Mais quel effet sur les mêmes ? interroge-t-elle. Puisque, pour les déchoir sans en faire des apatrides il faut qu’ils soient binationaux, cette déchéance contiendrait une inégalité.» La Guyanaise met également en garde son camp : «Pour des délits, infliger une peine aussi lourde que la déchéance de nationalité et, de plus, ne l’appliquer qu’aux binationaux, heurterait le principe de proportionnalité outre celui de l’égalité», selon elle. Par ailleurs, «un pays doit être capable de se débrouiller avec ses nationaux», souligne-t-elle. «Que serait le monde si chaque pays expulsait ses nationaux de naissance considérés comme indésirables ? fait-elle remarquer. Faudrait-il imaginer une terre-déchetterie où ils seraient regroupés ?» Elle y voit le danger, pour la gauche et le pays, d’offrir une victoire idéologique à l’extrême droite, à ces «obsédés de la différence, les maniaques de l’exclusion, les obnubilés de l’expulsion».
Quelles conséquences ?
Ils devraient être quelques-uns, parmi les députés opposés à la déchéance de nationalité à venir, vendredi prochain, avec ce petit livre blanc dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. «Le feuilleton de la déchéance n’est pas terminé. Nous sommes encore loin de la porte du château de Versailles», veut croire le député PS de la Nièvre, Christian Paul, requinqué par ce soutien indirect que leur offre Taubira. Pour autant, celle qui se dit «loyale» à l’égard de Hollande ne devrait pas en faire plus. Pas sûr non plus que ces propos fassent changer d’avis ceux qui, au sein du groupe PS, se montrent déjà résignés à voter la mesure. Une façon pour eux, de rester «loyaux» à Hollande.