«Un développement extrêmement préoccupant» . L’Union européenne a vertement dénoncé samedi l’interpellation de 21 d’universitaires turcs par la police turque, vendredi, à Kocaeli (Nord-Ouest). Remis en liberté dans la soirée, ils font toujours l’objet de poursuites. Tous avaient signé l’appel de quelque 1 200 intellectuels, qui vise à briser le silence entourant l’opération massive contre la rébellion kurde du PKK lancée il y a un mois par plus de 10 000 militaires et gendarmes, mais aussi à relancer un processus de paix. «Ce massacre délibéré et planifié est une violation grave du droit international, des lois turques et des obligations qui incombent à la Turquie en vertu des traités internationaux dont elle signataire», souligne ce texte qui dénonce le couvre-feu imposé depuis plusieurs semaines dans de nombreuses villes du sud-est du pays peuplé en majorité des Kurdes «qui condamne leurs habitants à la famine» ainsi que l’emploi d’armes lourdes dans les combats urbains. Le président islamo-conservateur turc, Recep Tayyip Erdogan, a aussitôt lancé la chasse aux signataires, les accusant d’être des complices des «terroristes» du PKK. «Ceux qui se rangent dans le camp des cruels sont eux-mêmes cruels et ceux qui soutiennent les auteurs de massacres sont complices de leurs crimes», a rappelé vendredi l’homme fort d’Ankara soutenant les actions judiciaires pour «propagande terroriste», «insulte aux institutions et à la Répubique». Les enquêtes se concentrent surtout sur les signataires les moins connus, dans des universités de province.

«Nous réaffirmons notre condamnation la plus forte de toutes les formes d’attaques terroristes, y compris par le PKK» a souligné la porte-parole de l’UE pour les Affaires étrangères dans un communiqué. «Mais la lutte contre le terrorisme doit pleinement respecter les obligations du droit international, y compris les droits de l’homme et le droit humanitaire. La liberté d’expression doit être garantie […] un climat d’intimidation va à l’encontre de cela», a-t-elle insisté. 

«Nous attendons de la Turquie que sa législation soit mise en œuvre conformément aux standards européens», a-t-elle déclaré, alors que le processus d’adhésion avec l’UE, au point mort depuis 2005, a été redynamisé fin novembre à la faveur d’un rapprochement entre Ankara et Bruxelles pour tenter d’endiguer le flux de migrants venant de Syrie et d’Irak. 

Les plus faibles d’abord

Les enquêtes se concentrent surtout sur les signataires les moins connus, professeurs ou chargés de cours dans des universités de province, souvent simples contractuels. Ainsi, quatorze personnes ont été interpellées le 15 janvier à Kocaeli (nord-ouest). A Bolu, (nord) les forces de l’ordre ont perquisitionné les domiciles de trois des signataires. Des interpellations se sont aussi déroulés à Erzurum dans l’extrême est ainsi qu’à Bursa près d’Istanbul. «Pour le moment, il ne s’agit encore que d’initiatives de procureurs locaux. Le pouvoir tâte le terrain en s’attaquant aux plus faibles avant de lancer des procédures systématiques y compris contre des gens plus connus», analyse l’universitaire et politologue Ahmet Insel, signataire de l’appel comme d’autres chercheurs turcs travaillant en France comme Hamit Bozarslan ou Nilufer Göle. Etienne Balibar, Noam Chomsky ou Judith Butler et d’autres universitaires étrangers ont aussi apposé leur nom sous la pétition.

Les éditorialistes proches du régime se déchaînent. Dans les colonnes du quotidien Yeni Safak, Ibrahim Karagül, un des porte-voix favoris du président turc a appelé les étudiants «à boycotter les cours de ces professeurs qui soutiennent le terrorisme et se cachent derrière le mot de paix». Plusieurs universités ont lancé des enquêtes disciplinaires contre les enseignants signataires. La dureté de la réaction du chef de l’Etat déjà critiqué pour son autoritarisme croissant et les poursuites systématiques lancées contre les journalistes trop critiques inquiètent les organisations de défense de droit de l’homme et l’opposition de gauche. Mais même l’ambassadeur américain est monté au créneau dans une déclaration reprise par les réseaux sociaux : «exprimer son inquiétude sur la violence ne signifie pas soutenir le terrorisme; critique le gouvernement n’est pas de la trahison».

Marc Semo