Les nouveaux députés européens vont bientôt être saisis d'une affaire peu commune - une histoire d'espionnage au profit de Moscou où l'accusé est l'un des leurs. Il s'appelle Béla Kovács. Le 25 mai, il a été réélu sur la liste du parti néonazi hongrois, Jobbik, qui a récolté 15% des suffrages. Ce Kovács est une figure de l'extrême droite du Vieux Continent. Depuis décembre, il préside l'Alliance européenne des Mouvements nationaux, une organisation qui regroupe plusieurs partis "frères". Son prédécesseur à ce poste était son "ami" du Front national, l'eurodéputé Bruno Gollnisch.
Selon le procureur général de Budapest, qui vient de demander la levée de son immunité parlementaire, Kovács travaille pour les services secrets russes depuis sa première élection au Parlement de Strasbourg en 2009 - si ce n'est avant. L'intéressé, qui copréside la commission Russie-UE, a démenti. Mais l'accusation n'a pas surpris les observateurs de l'extrême droite.
Des rumeurs au sujet de Kovács couraient depuis longtemps, depuis qu'en 2006 cet illustre inconnu, diplômé de l'Institut des Relations internationales à Moscou, a rejoint Jobbik en apportant une grosse somme d'argent dont il n'a jamais justifié la provenance. Une manne du Kremlin, selon plusieurs journaux hongrois.
La même stratégie que l'Union soviétique avec les partis communistes
Si Kovács est condamné, le SVR (l'ex-KGB) perdra un précieux informateur à Strasbourg. Il en trouvera sûrement d'autres, beaucoup d'autres. La Russie peut désormais compter sur le soutien des nombreux élus ultra-nationalistes qui viennent d'entrer en force au Parlement. Car, ces dernières années et singulièrement ces derniers mois, le Kremlin a noué, à bas bruit,des liens très étroits avec l'extrême droite européenne au point de devenir l'épicentre d'une sorte d'Internationale brune. Grand frère des fachos, Poutine est donc l'un des vainqueurs du scrutin de dimanche.
Son pari ? Le politologue hongrois Péter Krekó a publié, en mars, une étude intitulée "The Russian Connection". Il y décortique les ressorts d'une stratégie qui ressemble fort à celle développée par le Kremlin avec les partis communistes au temps du bloc soviétique.
"La Russie d'aujourd'hui veut déstabiliser la scène politique européenne qu'elle juge hostile à son égard, explique-t-il. Les partis d'extrême droite, tous anti-UE, seront très utiles dans cette entreprise qui vise aussi à affaiblir le lien transatlantique." Tête de liste du FN en Ile-de-France, leconseiller diplomatique de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade, a encouragéles contacts de son organisation avec le régime Poutine. Il confirme, à sa façon, l'analyse du politologue hongrois : "Puisque les Américains ont réussi à contrôler les partis favorables à l'UE, il est logique que Moscou cherche à faire contrepoids avec nous", assure ce professeur de géopolitique qui milite pour une alliance militaire entre la France et la Russie.
Marine Le Pen, pièce maîtresse du dispositif russe
L'opération séduction conduite par Moscou a débuté il y a quelques années. "Les premiers contacts ont été noués par l'Eglise orthodoxe via les groupes anti-avortement en Europe", raconte Marlène Laruelle, spécialiste du nationalisme russe. Mais cette stratégie a vraiment pris corps après leretour de Vladimir Poutine au Kremlin en mai 2012, quand l'homme fort de la Russie a entrepris un tournant ultra-conservateur.
"En se présentant comme le défenseur de l'identité chrétienne et des valeurs traditionnelles de l'Europe, il nous a lancé un signal fort", estime Aymeric Chauprade. L'affaire du mariage pour tous l'année suivante va servir de catalyseur à ce rapprochement.
Tandis que la France adopte la loi sur les unions de même sexe, la Douma décide de punir sévèrement la "propagande homosexuelle", plaçant ainsi la Russie à l'avant-garde du combat réactionnaire. Juste après, plusieursleaders européens d'extrême droite se précipitent à Moscou. En mai 2013, une délégation de l'Alliance européenne des Mouvements nationaux, conduite par Bruno Gollnisch et le fasciste italien Valerio Cignetti, est l'hôte de la commission de la Douma, chargée... des droits de l'homme.
On y parle de la commune aversion pour le mariage gay. Quelques jours plus tard, le chef antisémite et antitsigane de Jobbik, Gábor Vona, est reçu par cette même assemblée, cette fois par la commission des affaires étrangères. Lors d'un discours devant les étudiants d'Alexandre Douguine, conseiller occulte du Kremlin (voir "le Nouvel Observateur" du 1er mai), il déclare que "la Russie peut devenir le fer de lance de la résistance politique et culturelle au bloc euro -atlantique".
En juin 2013, c'est au tour de Marine Le Pen, "pièce maîtresse du dispositif russe", selon Marlène Laruelle, d'être accueillie avec tous les honneurs.
Le voyage est organisé par un ancien para, Xavier Moreau, installé à Moscou depuis les années 1990, où il dirige une entreprise de sécurité. La présidente du Front national, qui avait été mal reçue à Washington, rencontre les plus hautes autorités : le vice-Premier ministre, Dmitri Rogozine, fondateur du parti nationaliste Rodina, et le président de la Douma, Sergueï Narychkine, un ancien du KGB, proche de Poutine.
La chaîne d'Etat la plus regardée, Rossia 1, l'interroge à une heure de grande écoute. Elle y déclare : "La Russie a sauvé la Syrie." Pendant ce temps, son conseiller diplomatique, Aymeric Chauprade, lance à la Douma : "Les patriotes du monde entier, attachés [ ...] aux fondations de notre civilisation, tournent en ce moment leur regard vers Moscou."
La crise ukrainienne, premier test de l'entente avec l'extrême-droite
Dernière étape de ce rapprochement : en décembre 2013, le congrès de la Ligue du Nord italienne réunit les représentants des plus grands partis populistes européens, le FPO autrichien, le Vlaams Belang flamand ou leFront national. Et des émissaires de Russie unie, le mouvement de Poutine. L'alliance de fait est scellée. Elle est mise à l'épreuve juste après, avec la crise ukrainienne.
En toute logique, les ultranationalistes ouest-européens devraient soutenirle gouvernement de Kiev et notamment sa composante extrémiste, Svoboda. Pourtant, ils se rangent tous derrière la Russie. Moscou a besoin d'eux. Il faut fournir un semblant de légitimité au référendum sur l'annexion de la Crimée, que la communauté internationale refuse de reconnaître.
Des dizaines de prétendus observateurs, presque tous issus de l'extrême droite, se rendent dans la péninsule. L'équipée est organisée et financée par une obscure ONG baptisée pompeusement Observatoire eurasien pour la Démocratie et les Elections. En réalité, c'est une officine stipendiée par Moscou et dirigée par un certain Luc Michel, un néonazi belge, admirateur du IIIe Reich et de Poutine.
Ces "observateurs" se mettent tout de suite au service de la propagande russe. Pendant le référendum, ils interviennent sur les grands médias d'Etat, notamment ceux destinés à l'étranger : la radio la Voix de la Russie et la télévision Russia Today.
De Sébastopol, Aymeric Chauprade assure, le 16 mars, que le scrutin est une "réussite", qu'il permet la "réunification d'une province historique à la mère patrie". Un responsable du FPO autrichien déclare, lui, que ce référendum est "le train de la liberté qui va libérer l'Europe de l'UE". Et Nigel Farage, le leader du Parti pour l'Indépendance du Royaume-Uni (Ukip), affirme que Poutine est le "leader qu'il admire le plus".
Le Pen effectue un deuxième voyage à Moscou
Les déclarations d'allégeance se font plus précises encore, après les troubles en Ukraine de l'Est. A Russia Today, le chef du FPO, Heinz- Christian Strache affirme que "l'escalade a été provoquée par l'Union européenne et les Etats-Unis". Nigel Farage assure que l'UE a "du sang sur les mains". Le chef de l'Aube dorée, le parti nazi grec, dit, lui, qu'il faut "tourner le dos aux sionistes américains et aux usuriers occidentaux" et faire alliance avec le Kremlin.
Marine Le Pen, quant à elle, se rend de nouveau à Moscou pour y rencontrer une fois encore le patron de la Douma, Narychkine, interdit de séjour en Europe. Elle déclare partager "des valeurs communes» avec la Russie de Poutine. En échange de ces soutiens répétés, le Front national reçoit-il des subsides de Moscou ? Aymeric Chauprade assure que non.
Le plus lèche-bottes des fachos est Volen Siderov, le leader du parti extrémiste bulgare, Ataka (qui, lui, empoche d'énormes sommes d'argent en provenance de Russie, si l'on en croit un télégramme américain publié, en 2011, par WikiLeaks).
Ce Siderov est un homme peu recommandable mais puissant : comme Jean-Marie Le Pen, il a, en 2006, participé au second tour de l'élection présidentielle dans son pays. Il s'est aussi distingué en déclarant qu'il aimerait transformer "les Tsiganes en savon". Afin d'afficher sa loyauté vis-à-vis du Kremlin, Siderov a décidé de lancer la campagne européenne de son parti le 26 avril depuis... Moscou. Pour le récompenser, il a, le même jour, été décoré de l'Etoile de la patrie par la Chambre haute de Russie.
Au Parlement européen, tout ce beau monde votera, à l'évidence, "dans le sens des intérêts russes et défendra la position de Moscou", assure le politologue Péter Krekó. S'ils parviennent à s'accorder sur la constitution d'un groupe parlementaire, les partis d'extrême droite disposeront de moyens importants pour soutenir la politique du Kremlin : un budget, des temps de parole, des vice-présidences et un droit de regard sur l'agenda. Sans parler des méthodes secrètes utilisées durant la précédente législature par la taupe présumée, le Hongrois Béla Kovács
Vincent Jauvert