Au neuvième étage de sa tour, rue du 26-Juillet au Caire, Alia Mortada enrage. Cela fait trois semaines qu'elle n'ouvre plus ses fenêtres pour ne pas tomber nez à nez avec le sourire "machiavélique" d'Ahmed Chafiq. Plein d'aplomb dans son légendaire sweater bleu pétrole, l'ancien pilote de chasse, commandant de l'armée de l'air puis ministre de l'aviation civile d'Hosni Moubarak, nargue les révolutionnaires et les islamistes égyptiens du haut des innombrables panneaux publicitaires géants que son ami, le richissime homme d'affaires Tareq Nour, lui a réservés depuis des mois au Caire.
"Quelle ironie, se lamente-t-elle, Ahmed Chafiq a tout fait pour faire échouer la révolution, et maintenant il profite des élections pour se porter candidat à la présidence. On ne voit que lui !"
L'homme ne manque pas d'humour. Nommé premier ministre par Hosni Moubarak lorsque le peuple de Tahrir réclamait à cor et à cri la démission du raïs, il a exaspéré les manifestants en leur offrant une "distribution de bonbons" pour les faire rentrer chez eux. Poussé à la démission au mois de mars 2011, il ne rate pas, depuis, une occasion de se moquer de "la soi-disant révolution" qui "pousse chaque jour un peu plus l'Egypte vers le chaos", insistant pour présenter les "martyrs" du soulèvement comme de simples "morts".
"Moi, Ahmed Chafiq, combattant, soufi et descendant du Prophète", clame dans ses meetings celui qui incarne, non sans panache la contre-révolution. "Notre cible ? Le Parti du Canapé, déclare sans ambages Mahmoud Ibrahim, son directeur de campagne. La famille égyptienne de base apeurée par les manifestations de la place Tahrir et qui ne veut qu'une chose : la stabilité et la sécurité."
A ceux-là, Ahmed Chafiq promet "des actes et pas des paroles", un régime hyper-présidentiel, centré sur un chef d'Etat désignant des "commissaires" dans toute l'Egypte pour "recueillir les plaintes et doléances des citoyens".
ACCUSATIONS DE CORRUPTION
Ses faits d'armes : avoir abattu deux avions de guerre israéliens au cours de la guerre de 1973 et transformé, grâce à un prêt de la Banque mondiale, le vieil aéroport du Caire en un bâtiment flambant neuf augmenté d'un nouveau terminal. Même ses détracteurs reconnaissent qu'il a hissé Egyptair, la vénérable compagnie aérienne nationale, au rang des meilleurs transporteurs internationaux.
Mais depuis qu'il s'est porté candidat, des centaines d'employés d'Egyptair l'accusent de corruption dans le chantier en suspens qu'est devenu l'aéroport. "Il a voulu faire un aéroport luxueux, pour mieux s'en mettre plein les poches, accuse Mohammed Abderrahmane, du département financier. On n'avait même plus de quoi acheter les nouvelles pièces pour les avions, au point que les fournisseurs d'Egyptair exigeaient qu'on règle d'avance."
Depuis la révolution, plus de 24 plaintes auraient été déposées contre lui. Il est notamment accusé d'avoir vendu des terrains jouxtant l'aéroport à des hommes d'affaires proches du régime au prix ridiculement bas d'une livre égyptienne (0,13 euro) le mètre carré.
Mais Ahmed Chafiq garde la cote auprès des réseaux de l'ancien Parti national démocratique (PND) dissous et de certains hommes d'affaires, auprès desquels il bénéficie d'une réputation d'efficacité et de virilité que pimente son goût notoire pour les danseuses et les boissons alcoolisées. Ses conseillers ne cachent pas que ces entrepreneurs fortunés financent son impressionnante campagne publicitaire.
Certes, le Parlement a bien fait passer une loi qui interdit aux ministres et aux anciens membres du PND de se présenter aux élections. Mais Ahmed Chafiq a fait appel de sa disqualification, accusant la loi d'être anticonstitutionnelle. Il a gagné son recours grâce au soutien de la Haute Cour électorale, dont l'indépendance vis-à-vis des autorités militaires est contestée.
De quoi se demander si Chafiq, l'improbable cheval de retour, n'a pas été poussé à se présenter par les hauts gradés du Conseil suprême des forces armées. Et notamment par son chef, le maréchal Hussein Tantawi, dont la rumeur dit qu'il est un proche.