• Angelina Jolie portrait d'une guerrière

    Le MagazineLifestyleMode / BeautéCadeaux

    <figure class="boite_image zoom boite_tribune figure_statique"> </figure> 6 photos Lancer le diaporama
    <nav class="poucet">M > Le Magazine > Les gens</nav>

    Angelina Jolie portrait d'une guerrière

    Rencontre – Une obsession l'anime : comprendre. La star s'engage auprès des réfugiés, dans les zones de conflit. Pour thème de son premier film, elle a choisi la guerre de Bosnie,  De Los Angeles à Sarajevo, rencontre entre une actrice et un grand reporter. Par Rémy Ourdan/ Photos Melodie McDaniel
     
    <figure> Le 6 avril 2010, Angelina Jolie rencontre deux réfugiées bosniennes, toujours dans un camp, quinze ans après la fin de la guerre. </figure>

    Angelina Jolie s'avance sur la scène, la main sur la poitrine, la voix tremblante, retenant ses larmes. " Cela veut tant dire pour moi... Partager ce film avec vous... " Devant elle, cinq mille Bosniens, debout, pour beaucoup aussi émus qu'elle, certains en pleurs, applaudissent. La projection d'Au pays du sang et du miel, dans cette salle olympique de Zetra cernée par les cimetières de la guerre, est un triomphe.

    Angelina Jolie présente à Sarajevo, ce 14 février, son premier film en tant que scénariste et réalisatrice. Un film de guerre dur, âpre, qui passe en revue les crimes perpétrés par l'armée serbe en Bosnie-Herzégovine, déclarés " crimes contre l'humanité " par la justice internationale.

    Le scénario raconte l'histoire de deux jeunes Sarajéviens qui s'aimaient avant la guerre : Ajla (Zana Marjanovic) est une prisonnière musulmane dans un camp où les femmes sont systématiquement violées par les soldats. Danijel (Goran Kostic) est le commandant de ce camp de prisonniers. Le film, très documenté, témoigne des pires épisodes de la " purification ethnique " : la déportation et l'assassinat de la population civile, les camps d'emprisonnement, les viols, le siège de Sarajevo et l'enthousiasme des snipers, la tuerie de Srebrenica.

    La principale question que se posaient les Sarajéviens à l'issue de la première pourrait être formulée ainsi : pourquoi Angelina Jolie, qui avait 17 ans lorsque la guerre embrasa la Bosnie-Herzégovine au printemps 1992 et qui est, à 36 ans, l'actrice la plus célèbre d'Hollywood, a-t-elle décidé de réaliser son premier film sur les pires horreurs d'une guerre désormais presque oubliée, un film tourné en langue bosnienne, avec des comédiens originaires d'ex-Yougoslavie ?

    Il y a un mystère Angelina Jolie. Un mystère masqué par une vie de star du cinéma, par la famille qu'elle forme avec l'acteur Brad Pitt et leurs six enfants, par les couvertures glamour des magazines et les délires de la presse people. Et un mystère que les communiqués de l'ONU qui retracent ses voyages ne dévoilent pas forcément, n'incitant guère le reporter à assister, à Kaboul ou à Bagdad, à ses conférences de presse.

    Dès la première rencontre pourtant, à l'hôtel L'Ermitage de Beverly Hills, à Los Angeles, deux semaines avant la première sarajévienne, on a l'impression de se retrouver au côté d'un personnage souvent croisé sur les terrains de guerre : l'humanitaire soucieux des autres, confiant dans ses convictions et désemparé face aux souffrances du monde. Le militant au coeur noble.

    Il y a en fait, semble-t-il, deux Angelina Jolie. L'une, née le 4 juin 1975, a grandi à Los Angeles avec sa mère, la comédienne Marcheline Bertrand, qui a dévoué sa vie à l'éducation de ses enfants après le départ du père, l'acteur Jon Voight. Cette Angelina-là a suivi une voie considérée, dans son univers, comme royale : un premier rôle en haut de l'affiche à 20 ans, un Oscar à 24 ans pour Une vie volée, une entrée fracassante dans le monde des stars, avec des rôles dans Lara Croft ou Mr & Mrs Smith, jusqu'à des apparitions plus intéressantes, lui valant de multiples prix, dans Un coeur invaincu de Michael Winterbottom ou L'Echange de Clint Eastwood.

    L'autre Angelina Jolie a commencé sa vie à 25 ans, en découvrant un monde insoupçonné. " La première fois que je suis allée dans une zone de guerre, en Sierra Leone, j'ai complètement changé... " Le déclencheur fut le tournage de Lara Croft au Cambodge, en 2000. " Nous étions l'un des premiers tournages depuis la fin de la guerre, et je m'attendais à rencontrer des gens très fâchés. Au lieu de cela j'ai rencontré... les Cambodgiens. Les gens les plus adorables de la planète. J'ai rencontré d'anciens réfugiés de retour d'exil, et j'ai compris ce qu'avait été cette guerre, qui était à peine mentionnée dans mes livres d'histoire. "

    " Je me suis dit : "Il y a tant à apprendre sur le monde réel, que mon éducation ne m'a pas permis d'apprendre." A l'époque je vivais à Londres et la presse britannique couvrait la guerre en Sierra Leone. J'étais très émue par ce conflit. A mon retour, j'ai acheté tous les livres sur les organisations humanitaires, sur l'ONU, sur les problèmes des réfugiés et des mines. J'ai découvert le rôle du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) lors de l'exode rwandais, puis dans l'assistance à "vingt millions de Cambodgiens". Je me suis dit : "Vingt millions ! Comment est-ce possible ? Pourquoi est-ce que personne n'en parle ?" J'étais choquée. "Angelina Jolie sert du thé, tout en se replongeant dans ses souvenirs. " Le lendemain matin, j'ai appelé l'UNHCR et j'ai dit : "Vous ne me connaissez pas, je suis une actrice, accepteriez-vous que je vienne me présenter à votre bureau de Washington et, si vous me faites confiance, m'aideriez-vous à aller, à mes frais, en Sierra Leone ? Je veux commencer à m'éduquer." Après une série de réunions, je suis partie, en février 2001. Ce fut si brutal de découvrir ces gamins amputés auxquels on avait laissé le choix entre "manches courtes ou manches longues" [l'amputation au niveau de l'épaule ou du coude]. Puis je suis allée en Tanzanie et j'ai vu pour la première fois un gigantesque camp de réfugiés, où vivaient 500 000 personnes. Lorsque je suis rentrée chez moi, j'étais tout simplement devenue une personne très différente. "La seconde Angelina Jolie, celle qui choisit sa vie, commence alors à voyager partout dans le monde où il y a besoin d'attention. Après la Sierra Leone et la Tanzanie, elle revient au Cambodge, puis se rend au Pakistan. Elle a depuis dix ans effectué une cinquantaine de voyages à travers le monde, le plus souvent dans des pays en guerre ou confrontés à des catastrophes humanitaires, dont quarante missions pour l'UNHCR. Elle a développé des passions particulières pour le Cambodge, l'Afghanistan et le Pakistan, et maintenant la Bosnie. En 2011, elle s'est intéressée au mouvement des révoltes arabes, et s'est rendue en Tunisie, en Libye, et aux frontières de la Syrie.

    Marie-Noëlle Little-Boyer, une humanitaire rencontrée en Thaïlande, devenue l'une de ses amies et qui s'occupe désormais de ses activités à l'UNHCR, témoigne, lors d'une rencontre la semaine suivante à Genève : " Au Cambodge, elle a ouvert les yeux. Et depuis son voyage en Sierra Leone, elle va à la rencontre des réfugiés. Au début, Angie ne voulait parler ni aux gouvernements ni à la presse, et prendre le temps d'approfondir ses connaissances. Puis elle a développé son jugement politique. Elle écoute les réfugiés pendant des heures et des heures, elle identifie les problèmes, et ces récits deviennent la base de ses interventions. Elle est devenue une de nos collègues. Elle lit, elle travaille, elle ne s'arrête jamais. Elle a envie d'apprendre, de comprendre, et, désormais, de trouver des solutions. "

    Le haut-commissaire de l'UNHCR, Antonio Guterres, nous a, quelques jours plus tard, envoyé ce message : " J'ai rencontré Angelina Jolie pour la première fois au Pakistan, en 2005. J'ai découvert non seulement sa profonde connaissance des questions humanitaires mais aussi sa remarquable compréhension du contexte régional. Je savais qu'elle était une humanitaire dévouée, parcourant le monde pour la cause des réfugiés, mais ses réponses ce jour-là à Islamabad, lors d'une conférence de presse, à des questions épineuses et compliquées, m'ont révélé une intelligence tranchante comme un rasoir, combinée à une véritable sagesse. "

    Devant le comité exécutif de l'UNHCR, en octobre 2011, M. Guterres suggère qu'Angelina Jolie, jusqu'à présent " ambassadrice de bonne volonté ", change de rôle, ce qui sera officialisé prochainement : " Nous allons vous demander d'en faire encore davantage et nous allons compter sur votre engagement, votre habileté diplomatique, votre vision et votre perspicacité sur la manière de résoudre les problèmes les plus complexes- auxquels nous devons faire face avec la communauté internationale. " On est loin du rôle généralement dévolu aux célébrités frayant avec le monde humanitaire, cantonnées aux relations publiques et aux appels aux dons.

    En dix ans, Angelina Jolie s'est imposée dans un monde où les premiers humanitaires à l'avoir rencontrée, avec sa silhouette sublime, son charme animal, l'ont probablement regardée avec un sourire narquois. Les amputés de Freetown ou les réfugiés des montagnes du Cambodge, eux, n'avaient pas vu Lara Croft. Et ils ont apparemment pris cette femme pour ce qu'elle avait décidé de devenir : une militante déterminée à leur venir en aide.

    Angelina Jolie a vite pris de l'étoffe. " Lorsque j'ai commencé à travailler avec l'UNHCR, j'ai un moment caressé le rêve de devenir une humanitaire de terrain et de quitter le cinéma. Mais ma situation particulière fait que je suis plus utile en revenant aux Etats-Unis pour parler au Département d'Etat, au Pentagone, aux membres du Congrès. " Les humanitaires qui la reçoivent dans les pays où ils sont en mission ont, eux aussi, appris à connaître Angelina Jolie. Ils avaient tendance, les premières années, à lui préparer un programme standardisé, comme pour un dirigeant politique ou un people ordinaire, avec visite de leurs réalisations les plus réussies, de tout ce qui va bien. Visites annulées sur son ordre dès son arrivée dans tel ou tel pays, pour aller au contraire se confronter à ce qui ne va pas, écouter ceux qui souffrent, et tenter de résoudre leurs problèmes.

    Elle s'implique maintenant ardemment dans des activités diplomatiques pour l'UNHCR, et a rejoint le Council on Foreign Relations, l'un des think tanks américains les plus influents sur les questions internationales. " J'essaye de ne pas aller seulement de crise en crise mais de retourner aux mêmes endroits, de mener des actions ciblées, une diplomatie discrète, de faire modifier des lois. " Ressemblant presque aux vieux briscards de terrain, elle est réticente à donner des précisions. " Disons que j'ai connu des situations où les choses étaient verrouillées. Je ne veux pas donner de détails, c'est ainsi que ça marche, en ne s'en attribuant pas le mérite et en gagnant la confiance de ses interlocuteurs... "

    Elle se passionne aussi pour la justice internationale qui, après les tribunaux pour l'ex-Yougoslavie, le Rwanda, la Sierra Leone et le Cambodge, s'exerce à la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye. " Je suis allée au procès de Lubanga [un chef de guerre congolais]. Nous pouvons toujours porter assistance aux victimes mais au bout du compte, arrêter un type comme lui au Congo et l'amener à La Haye, montrer qu'il ne s'en tirera pas si facilement après ses crimes, c'est un message extraordinaire. Le meilleur message. Cette menace doit exister. "Elle milite ainsi pour la reconnaissance de la Cour pénale internationale par Washington. " Les pays européens ont signé le traité, les Etats-Unis toujours pas. Je pense que la CPI est une institution très utile. C'est le genre de leadership mondial dont nous avons besoin. "

    Angelina Jolie prend soin de ne pas stigmatiser les hommes en armes que son pays a envoyés guerroyer depuis une décennie. Elle s'intéresse autant aux soldats américains qu'aux victimes civiles afghanes et irakiennes. " Je suis l'amie de tout Américain qui risque sa vie, qu'il croit en cette guerre, en une cause, ou non. Pendant mes voyages pour l'ONU, je vais souvent visiter les troupes. Je suis américaine et ils sont des soldats américains. Ils mènent une guerre impopulaire mais ils sont de jeunes gars qui risquent leur vie, qui voient leurs amis mourir, et j'ai un profond respect pour eux. "

    Angelina Jolie mène aussi des activités humanitaires personnelles. Elle a créé deux associations au Cambodge, où elle a adopté son premier enfant, Maddox, l'une dédiée à la protection de l'environnement dans la province de Battambang, l'autre qui soigne les enfants atteints du sida et de la tuberculose à Phnom Penh. Elle a créé la Fondation Jolie-Pitt, qui soutient des causes humanitaires dans le monde entier. Le couple a notamment un programme de protection de l'environnement en Namibie, où est née leur première fille biologique Shiloh, et ils vont ouvrir une clinique pour enfants similaire à celle de Phnom Penh en Ethiopie, où ils ont adopté leur fille Zahara. " Nous essayons de bâtir ce genre d'endroit dans chaque pays où nos enfants sont nés, afin qu'en grandissant, ils y soient liés de manière responsable. Nous réfléchissons encore à ce que nous allons faire au Vietnam [où ils ont adopté leur fils Pax Thien]. Et j'imagine qu'il faudra aussi penser, un jour, à la France [où sont nés leurs jumeaux Knox Léon et Vivienne Marcheline]. " Elle rit.

    Ainsi, davantage que sa vie d'actrice, c'est ce parcours politique de dix années qui l'a menée à réaliser Au pays du sang et du miel. L'Angelina Jolie dont la vraie vie a commencé à 25 ans a fini par réconcilier l'engagement et le cinéma. " Je sentais que je devais en savoir davantage sur cette guerre de Bosnie. Même après dix années de voyages, à discuter avec des gens, je ne comprenais pas cette guerre. J'ai passé un Noël au Kosovo, mais cela restait confus. Alors j'ai beaucoup lu, regardé des documentaires, puis je suis allée en Bosnie, rendre visite à des familles qui m'ont parlé de la guerre. "

    Elle écoute pendant des heures des survivants des camps de prisonniers, des femmes violées. Deux scènes du film, l'une où les prisonnières sont utilisées comme boucliers humains pendant un combat et l'autre où de vieilles femmes sont forcées de se dénuder et de danser devant les soldats, sont inspirées de témoignages directs. Elle a également accès à un témoin protégé du tribunal de La Haye, une Bosniaque musulmane ayant vécu, comme dans le film, une histoire d'amour avec un soldat serbe et ayant ensuite témoigné contre lui.

    Elle revient de Bosnie très marquée par l'absence d'intervention internationale pendant la guerre, et par les crimes commis à l'encontre des femmes. Le bilan de la guerre s'élève à environ 100 000 morts, dont plus de 10 000 dans Sarajevo assiégée, sous les yeux du monde entier. Le bilan des viols est incertain, toutes les femmes n'ayant pas déclaré l'agression. L'ONU affirme que 50 000 à 60 000 femmes ont été violées, le gouvernement bosnien confirme 20 000 viols répertoriés.

    " J'ai écrit ce scénario en un mois, sans savoir que j'allais en faire un film. Puis je me suis dit que j'allais le montrer à des gens des différentes communautés, des Bosniaques, des Serbes, des Croates, et que si par miracle tout le monde acceptait de faire ce film, alors je le ferai. "

    " Je l'ai d'abord envoyé à Rade Serbedzija ", seul acteur d'ex-Yougoslavie célèbre à Hollywood, où il a joué dans des volets de Mission Impossible, Harry Potter et X-Men, ainsi que dans Le Saint ou Eyes Wide Shut. " Je savais qu'il restait à l'écart de tout film évoquant l'ex-Yougoslavie, alors je me suis dit qu'il serait une personne idéale avec laquelle travailler. Si lui acceptait, alors ça irait. "Rade Serbedzija, un acteur et chanteur très populaire dans son pays dans les années 1970 et 1980, un Yougoslave qui n'est jamais parvenu à se sentir "Serbe de Croatie", selon les nouvelles expressions en vigueur, a, dès les premières tensions, pris des positions farouchement antinationalistes qui lui ont valu d'être détesté à la fois à Belgrade et à Zagreb, et de recevoir des menaces de mort qui l'ont convaincu de partir en exil.

    Les deux acteurs parlent du scénario, et notamment du personnage que doit jouer Serbedzija, le général serbe Nebojsa Vukojevic, qui n'est pas sans rappeler le chef militaire serbe Ratko Mladic, lequel attend d'être jugé pour " crimes contre l'humanité " à La Haye. Le personnage est extraordinairement fidèle à ce que furent Mladic et ses généraux, avec ce mélange de délire historique anti-ottoman et anticroate et de bonhomie apparente arrosée à la slibovica, l'alcool de prunes. Ces hommes qui commirent la pire vague de crimes de guerre qu'ait connue l'Europe depuis la Seconde guerre mondiale.

    Angelina Jolie fait ensuite réaliser des castings partout en ex-Yougoslavie, en gommant son nom du scénario, afin de ne pas biaiser les réactions par sa célébrité. " Je pensais que c'était un Bosnien ou un étranger ayant vécu cette guerre qui l'avait écrit. C'était tellement authentique ! ", se souvient Zana Marjanovic, l'actrice principale, rencontrée, avec les autres comédiens, à Sarajevo, puis à Paris. " Moi, j'ai tout de suite senti que le scénario avait été écrit par un étranger. Je l'ai trouvé objectif et brutal. Pour une fois, et contrairement aux cinéastes bosniens, quelqu'un ne prenait pas de gants pour parler de cette guerre ! J'étais sous le choc ", raconte Vanesa Glodjo, le second rôle féminin. " J'étais submergé d'émotions. Le scénario était si fort ", dit pour sa part Goran Kostic, l'acteur principal, qui joue un officier devenu criminel de guerre contre son gré, par fidélité familiale, parce qu'il est le fils du général Vukojevic et qu'il estime ne pas avoir d'autre choix.

    Ces trois comédiens sont tous des enfants de Sarajevo, aux parcours très différents. Zana Marjanovic a vécu pendant la guerre en exil, avant de revenir en Bosnie il y a dix ans. Vanesa Glodjo a vécu le siège de Sarajevo, durant lequel elle se frayait un chemin entre les bombes et les tirs de snipers pour se rendre à ses cours de théâtre.

    Goran Kostic a quitté Sarajevo peu avant la guerre pour Londres. Son père, officier serbe, a servi dans l'armée de Mladic. " Il n'a pas commis de crimes de guerre, mais il ne peut pas dire à ses petits-enfants qu'il a mené une guerre juste. Quant à moi, si j'étais revenu, ma première réaction aurait été de rejoindre l'armée bosnienne, qui était au départ multiethnique et qui défendait Sarajevo. " Contre l'armée serbe, où servait son père. " Ne pas revenir fut la bonne décision ", estime Goran Kostic.

    Sa troupe réunie, Angelina Jolie tourne son film en Bosnie et en Hongrie. C'est là, dans la direction d'acteurs autant que dans les recherches menées avant l'écriture du scénario, qu'Au pays du sang et du miel prend sa couleur bosnienne. " J'ai dirigé le film avec les acteurs. Ils m'ont guidée en me racontant leur culture, leur vie. "Il y a une scène où Vanesa Glodjo décide de braver les tirs pour aller chercher des médicaments. " Comment imaginer que je puisse diriger Vanesa, qui a connu cette situation pendant la guerre ? C'est elle qui me dirige. " Angelina Jolie admire à l'évidence ces acteurs de Sarajevo. " Il y a une forte différence entre moi et Vanesa. Moi, je suis allée à mes cours de comédie ici, à Los Angeles, en conduisant tranquillement ma voiture. Elle, elle y est allée en courant le long de Sniper Alley. Cela crée une autre sorte de comédien, de passion. "

    Le tournage achevé, Angelina Jolie poursuit ses recherches. Elle appelle le journaliste Tom Gjelten, de la National Public Radio américaine, qui a couvert la guerre de Bosnie. " J'ai trouvé les scènes très vraies, le film très authentique, raconte Gjelten. Angie m'a demandé d'écrire les trois reportages radio qu'on entend dans le film en fond sonore. Elle m'a demandé d'insister sur le fait que la communauté internationale n'était pas intervenue. "Au pays du sang et du miel sort en décembre 2011 aux Etats-Unis, en deux versions, bosnienne et anglaise, chaque scène ayant été tournée dans les deux langues. Angelina Jolie prend soin de le montrer aussi à Sarajevo à des associations de victimes de guerre. Une projection également destinée à éteindre une polémique, l'association Femmes victimes de la guerre ayant obtenu un moment une interdiction de tournage sous prétexte que le film évoquerait une histoire d'amour entre une femme violée et son violeur, ce qui n'est pas le cas. L'autorisation de filmer avait été de nouveau accordée trois jours plus tard, après envoi du scénario.

    Avant la première de Sarajevo, une autre polémique prend de l'ampleur. Sans que nul ne l'ait vu, le film est qualifié d'" antiserbe " par la presse de Serbie et par les autorités de Banja Luka, siège de la République serbe de Bosnie. Le journal belgradois Kurir dénonce " les préjugés antiserbes " de la réalisatrice. Le cinéaste Emir Kusturica, un enfant de Sarajevo devenu un farouche nationaliste serbe depuis son départ en Serbie, où il a changé son prénom d'Emir en un Nemanja d'origine serbe et s'est converti à la religion orthodoxe, décrète -qu'Angelina Jolie est " une propagandiste " pro-bosniaque.

    Le ton est donné. A Banja Luka, le ministre du travail Petar Djokic affirme qu'" Angelina Jolie est utilisée pour attaquer la République serbe, pour rejeter la honte de la guerre sur les Serbes. Comment les Serbes pourraient-ils être des criminels ? Il est évident que Jolie a été payée cher pour affirmer cela. " Le distributeur en République serbe, Vladimir Ljevar, d'Oscar Films, évite au gouvernement de prononcer l'interdiction réclamée par certains en décidant de ne pas diffuser le film. " Ce film ne sera pas montré à Banja Luka. Qui voudrait voir cette saloperie ici ? "

    Arrivée à Sarajevo, Angelina Jolie donne une conférence de presse au Café Viennois de l'Hôtel Europa, un lieu où des centaines de réfugiés furent pilonnés aux bombes incendiaires pendant la guerre. Des journalistes bosno-serbes la harcèlent de questions. Elle se défend. " Je ne suis pas antiserbe, et mon film n'est pas antiserbe. Il est triste que cette question soit encore posée aujourd'hui. " Le cinéaste sarajévien Danis Tanovic, oscarisé pour No Man's Land, qui anime la réunion, intervient. " Le seul anti que je vois dans ce film, c'est peut-être qu'il est antiguerre. "

    Une journaliste demande à la réalisatrice pourquoi le film déclenche la colère des Serbes s'il est " équilibré ", comme elle l'affirme souvent. " Mais la guerre ne fut pas équilibrée !, réplique Angelina Jolie. Quand j'emploie ce mot, je veux dire qu'il est juste, fidèle aux faits, et qu'il n'est pas noir et blanc, qu'il retranscrit une complexité. " Elle annonce que, devant les appels à la déclarer persona non grata, elle annule la première prévue à Belgrade. Elle confie plus tard que sa décision a été guidée à la fois par sa volonté de " ne pas être instrumentalisée en année électorale en Serbie ", et parce que " certains acteurs vivant en Serbie ont reçu des menaces ".

    Le soir de la première, l'élite sarajévienne se mêle aux milliers de personnes pour lesquelles Angelina Jolie a réservé des tickets : membres d'associations de prisonniers, de femmes violées, de veuves. La cause est presque entendue d'avance. Les attaques serbes ont exacerbé l'envie du public d'aimer le film. Ce dont se désole le cinéaste Srdjan Vuletic. " Certains détestent le film sans l'avoir vu, et d'autres l'adorent sans l'avoir vu. Cela montre dans quel marasme nous sommes encore plongés... Ce film aurait pu être une excellente plate-forme pour un dialogue sur notre passé. Au lieu de ça, je crains qu'il devienne un outil pour tous les nationalistes. "

    Beaucoup ont toutefois sincèrement adoré le film, comme en témoignent les voix nouées et les yeux rougis, et la longue standing ovation. Le chef du Parti social-démocrate, Zlatko Lagumdzija, est si bouleversé qu'il ne parvient d'abord pas à parler, de crainte d'éclater en sanglots. Plus tard, il dira que " sur une échelle de 100, ce film se situe à 101. C'est à la fois si personnel et si universel. Comme l'a fort justement dit Angelina Jolie, voilà ce que nous avons enduré, et voilà ce à quoi nous avons survécu. "Le cinéaste Ademir Kenovic lève les bras au ciel. " Ce film est si fort ! Toutes les analyses seraient absurdes. C'est un symbole des horreurs de la guerre, réalisé par quelqu'un qui a une immense sensibilité. Elle nous jette ces monstruosités à la figure, et lance aussi cela à la face du monde. C'est si fort ! "Même un cinéaste comme Pjer Zalica, qui n'a pas aimé le film d'un point de vue cinématographique, se pose la même question que tous : pourquoi Angelina Jolie a-t-elle fait ce film ? " Je m'interroge, et je ne vois qu'une seule réponse possible : elle doit être une femme extraordinaire ! "Le lendemain, lors d'une rencontre à l'Holiday Inn, l'hôtel des reporters durant la guerre, qu'elle souhaite découvrir, Angelina Jolie donne l'impression d'être déjà dans l'avenir. " Que pourrais-je faire pour aider la Bosnie ? ", se demande-t-elle. La militante reprend le dessus sur la réalisatrice, et rien ne lui semble insurmontable. Elle est consciente que le pays est paralysé par l'accord de paix de Dayton, qui mit fin à la guerre en 1995 mais sanctuarisa la division ethnique. La Bosnie n'évoluera pas tant qu'il n'y aura pas de changement constitutionnel. " Si l'accord de Dayton ne fonctionne pas, alors il faut l'améliorer. On ne peut pas s'en laver les mains et oublier ce pays. " Elle a récemment rencontré le président américain, Barak Obama, " pour parler de la région, de ce que ces gens ont vécu, pour qu'il garde un oeil dessus ".Angelina Jolie est profondément, viscéralement interventionniste. Elle croit qu'il faut parcourir le monde pour aider les gens à dialoguer. Elle croit en la diplomatie. Et quand la diplomatie échoue à prévenir un carnage, elle est convaincue qu'il faut parfois se résoudre à l'intervention armée. " Si j'avais été reporter pendant le siège de Sarajevo, je n'imagine même pas combien j'aurais été frustrée, fâchée que personne n'intervienne pour sauver les habitants. Je crois que j'aurais perdu l'esprit et aurais été en colère pour toujours. " Juste avant la présentation d'Au pays du sang et du miel à Sarajevo, elle a lié son film à la situation en Syrie : " Si ce film montre quelqu'un du doigt, c'est la communauté internationale, et avec ce qui se passe en Syrie, j'espère qu'il représentera un cri d'alarme. " A Zagreb, elle a appelé plus explicitement à une intervention, lors d'un entretien avec Al-Jazira. " Nous en sommes malheureusement arrivés à un point, en Syrie, où une certaine forme d'intervention est absolument nécessaire. Ce qui s'y passe est si triste, si bouleversant, si horrible. Il faut tout faire pour éviter que les civils soient massacrés. Quand on assiste à cette violence de masse et à ces assassinats, on doit agir. "

    L'opposition de la Chine et de la Russie à une résolution à l'ONU ne doit pas, selon elle, interdire de réagir. " Je crois fortement que l'usage du veto à l'ONU en cas d'intérêt financier dans un pays ou contre une intervention humanitaire doit être remis en cause. "

    Ainsi va Angelina Jolie, engagée, passionnée. Elle n'a pas de projet immédiat d'autre réalisation, mais elle avait confié, à Los Angeles, avoir " écrit quelque chose ". La guerre, toujours. " Cela parle de l'Afghanistan, du fossé entre les soldats américains et les civils afghans, de leurs vies si différentes. Mais je ne l'ai encore montré à personne. Je ne sais pas si c'est le bon moment... "Angelina Jolie donne l'impression de tracer un sillon, sans savoir exactement où cela la mènera. " Au bout du compte, je suis juste une citoyenne du monde, estime-t-elle. J'ai une famille métissée, j'ai plusieurs passeports, je vais où je peux aller, je parle avec qui veut bien me parler, j'essaye de bâtir des ponts, d'écouter, d'apprendre... Je suis encore jeune, mais je deviens certainement moins patiente avec l'idée d'apporter un peu d'aide ici ou là. Il y a de la bonne volonté, mais peu de solutions globales. Il faut de grandes décisions pour réellement changer les choses... Je voudrais ne pas être présente seulement quand il y a une crise, je voudrais prévenir les crises. "Et si Angelina Jolie, humble et pragmatique pour tous ceux qui la rencontrent, poursuivait en réalité le rêve insensé de sauver le monde ? Et si c'était cela, sa part de mystère, et la vie qu'elle s'est choisie ? " Je ne sais pas encore où je suis la meilleure. Suis-je meilleure en diplomatie, ou dois-je m'impliquer davantage en politique ? Ou dois-je rester une artiste ? Je suis encore en train d'apprendre, de voir où est ma place, et où je suis la plus efficace. "

     
    Lancer le diaporama

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :