Eric Clapton voyait en lui «l’artiste le plus important que le blues ait donné» (1). B.B. King, mort à l’âge de 89 ans, jeudi à Las Vegas, était un des derniers musiciens témoins (et acteurs) de l’ascension du blues moderne, du berceau du sud des Etats-Unis jusqu’aux plus grandes scènes de la planète. Ce blues sans lequel il n’y aurait eu ni Beatles, ni Rolling Stones, ni U2.

Le 16 septembre 1925, les yeux de Riley B. King s’ouvrent sur les immenses champs de coton d’Itta Bena, dans le Mississippi. Et sur un avenir qui n’a rien de riant pour un descendant d’esclaves dans ce Sud misérable et soumis à la ségrégation raciale. Ses premières années suivent à la lettre les étapes de la reproduction sociale telles qu’on les retrouve chez d’autres bluesmen, comme Robert Johnson ou Muddy Waters : parents séparés, élevé par sa grand-mère, chanteur de gospel à l’église, abandon précoce de l’école, marié à 17 ans. Mais, à 12 ans, le pasteur lui a mis entre les mains une guitare. Dès qu’il gagne sa vie, comme chauffeur de tracteur, il se rend régulièrement à Memphis (Tennessee) et fait la manche sur Beale Street, épicentre de la vie musicale de la ville. Il y gagne son surnom : «Blues Boy», d’où le raccourci B.B. Il est bientôt engagé comme DJ sur WDIA, la première station des Etats-Unis entièrement dédiée aux musiques noires, où il fait sensation en accompagnant à la guitare les succès du moment.

Lucille. Sa notoriété radio lui permet de sillonner la région avec son groupe. Un jour de 1949, lors d’un concert à Twist (Arkansas), deux buveurs en viennent aux mains et renversent le poêle à kérosène, mettant le feu au saloon. Dans la panique générale, B.B. King s’aperçoit qu’il a oublié sa Gibson et retourne la chercher dans les flammes. La femme à l’origine du pugilat s’appelait Lucille : c’est le nom qu’il donnera désormais à toutes ses guitares. Lucille, c’est une demi-caisse noire sans ouïes. C’est aussi le totem qui sépare le musicien, toujours tiré à quatre épingles, de son public, le moyen par lequel il a conduit son ascension sociale.

Le premier producteur à le faire entrer en studio n’est pas un novice : Sam Phillips, qui n’a pas encore fondé Sun Records, ni découvert Elvis Presley, lui fait enregistrer son premier 78-tours en 1949, sur le label RPM. Le succès viendra trois ans plus tard avec sa version de Three O’Clock Blues, complainte au parfum de suicide signée Lowell Fulson : «Il est trois heures du mat et j’arrive pas à fermer l’œil, salut les gars, je crois que c’est la fin…» La chanson figure sur son premier 33-tours, en 1957, Singin’ the Blues. C’est le chant, plus que la guitare, qui l’impose au public. «Sa voix était séduisante, très éloignée de celle des bluesmen ruraux, analyse Gilles Pétard, producteur, collectionneur et spécialiste des musiques noires. On peut même le considérer comme un précurseur de la soul.»

Sa musique aussi est au large du blues terrestre. Si B.B. King venait du coton et travaillait dans les champs, ses chansons étaient tout sauf brutes. De plus en plus sophistiquées, policées, avec des tapis de cuivres, des batteries syncopées, des intros travaillées et des grilles acceptant volontiers les accords de passage, qui ouvrent à de nouvelles gammes et enrichissent la base harmonique du blues. Chez B.B. King, la musique se transforme avec le temps : il n’y a pas les relents de poisson frit et la boue sèche chers à Muddy Waters, mais au contraire une volonté de croître et de s’élever au-dessus de cette terre, de la transformer en symbole du passé.

Divinité. Reconnu dans la communauté noire, B.B. King rêve de s’imposer sur le marché des auditeurs blancs. Un seul chanteur black y est parvenu : Ray Charles, sur ABC Paramount, le label qui signe en 1962 B.B. King. Lequel ne réussit pas à se hisser au niveau des ventes du «Genius». Mais s’il échoue à séduire les classes moyennes, il gagne la reconnaissance des fans de rock, biberonnés au son britannique des Rolling Stones, Kinks ou Animals. Ainsi, ses salles sont partagées entre public de Noirs âgés et de jeunes Blancs. L’apothéose survient en 1969, quand il assure la première partie des Stones aux Etats-Unis.

Un an avant, choc de titans, B.B. King participe à une célèbre jam avec Hendrix au Generation Club. Une rencontre à sens unique, puisque Hendrix oubliera de donner les bandes à B.B. King, qui ne les écoutera que trente ans plus tard.

En 1974, B.B. King est reçu comme une divinité pour sa première visite en Afrique : il fait partie de l’exubérante aventure montée à Kinshasa, au Zaïre, par le promoteur de boxe Don King, autour du championnat du monde poids lourds entre Mohamed Ali et George Foreman.

BB King, le 13 juillet, à Nice, lors de la 7ème Parade du Jazz.

BB King, le 13 juillet, à Nice, lors de la 7ème Parade du Jazz. (Photo Raph Gatti. AFP)

Tout au long des années 70, il assure un rythme de travail effréné : «250 concerts en moyenne par an pendant plus de quarante ans», évalue Gilles Pétard. Grâce au soutien de U2 (le titre When Love Comes to Town en 1988) et d’Eric Clapton (Riding with The King, 2000), B.B. King reste une attraction du cirque rock’n’roll, et tous les grands festivals l’ont compté à leur affiche. «Même dans ses apparitions récentes, il était impressionnant, se souvient Gilles Pétard. Sa voix comme son jeu de guitare étaient ceux d’un jeune homme. Il créait un rapport chaleureux avec le public et adorait présenter les chansons par des anecdotes, révélant un vrai talent de conteur. Même s’il avait quitté très tôt l’école, il avait étudié en autodidacte et avait une vraie culture.»

 

Il possédait surtout une arme secrète : une main gauche massive qui lui permettait d’enquiller les vibratos les plus élastiques de l’histoire du blues-rock. Il n’y a guère eu que le surdoué Jeff Healey, disparu aujourd’hui, aveugle et jouant avec sa guitare posée à plat sur les genoux, pour malmener autant les cordes. B.B. King chantait les yeux fermés et alternait le masculin et le féminin : la voix médium, onctueuse mais sachant se couvrir de tonnerre quand approchaient les chorus finaux. Et la main gauche baguée, placée à mi-manche, prompte à ponctuer les paroles d’une phrase saturée dans les aigus. La voix de King, puis celle de Lucille.

Ascension. Le musicien avait en outre connu le succès avec la chaîne de clubs-restaurants B.B. King Blues Club & Grill, qui compte une dizaine d’établissements aux Etats-Unis, dont le premier a été ouvert sur Beale Street. En 2014, B.B. King avait encore 80 concerts à son agenda. Seules les sept dernières dates ont été annulées, après un malaise sur scène, en octobre à Chicago. Son diabète le maintient à l’hôpital, jusqu’à ce jeudi de l’Ascension. Actif jusqu’au bout, toujours élégant et séducteur (il revendiquait 15 enfants de 15 lits), il a été de son vivant une légende afro-américaine, le symbole d’une réussite sociale et artistique. Très fier, en 2011, de se produire à la Maison Blanche, où il avait accompagné Barack Obama chantant sur Sweet Home Chicago.

(1) Dans son autobiographie publiée en 2008.