• Ce que la crise des missiles de Cuba nous enseigne sur les conflits d'aujourd'hui

    Ce que la crise des missiles de Cuba nous enseigne sur les conflits d'aujourd'hui

     

    Publié le 15/10/2012
    Mis à jour le 15/10/2012 à 11h10   
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    Entre le 16 et le 28 octobre 1962, la volonté des Soviétiques d'installer des missiles nucléaires à Cuba met le monde au bord de la guerre nucléaire. Cinquante ans après, ce moment important de la Guerre froide demeure bizarrement incompris.

    JFK et son secrétaire à la Défense Robert McNamara lors d'une réunion de son cabinet. Image non datée. PD-USGOV.

    - JFK et son secrétaire à la Défense Robert McNamara lors d'une réunion de son cabinet. Image non datée. PD-USGOV. -

    Ce mois-ci, nous fêterons le cinquantième anniversaire du début de la crise des missiles de Cuba et depuis cette date, les leçons sur la faiblesse, la force et le compromis n’ont eu de cesse d’être mises en avant par les politiciens, éditorialistes et historiens de tout poil.

    Mais le problème –et qui n’a pas été sans conséquences pour la politique étrangère américaine –c’est que ces leçons sont des mythes, fondés sur d’authentiques mensonges sur la manière dont cette crise a commencé et comment elle s’est terminée.

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    Un de ces mythes a été minutieusement détruit (même si de nombreuses éminences semblent ne pas le savoir). C’est l’idée que le président John F. Kennedy a contraint le Président soviétique Nikita Khrouchtchev à reculer et à retirer ses missiles nucléaires de Cuba en le menaçant d’une intervention par la force. En fait, comme les enregistrements secrets effectués par JFK lors de ses discussions avec ses principaux conseillers l’ont révélé (ces preuves sont accessibles depuis 25 ans au sein de la bibliothèque Kennedy), les deux chefs d’Etat ont conclu un accord: Khrouchtchev retirerait ses missiles de Cuba et Kennedy ferait de même avec ses missiles en Turquie.

    Mais l’autre mythe, tout aussi pernicieux par son impact (et tout aussi faux), continue d’être entretenu. Lors d’un sommet avec Khrouchtchev, qui s’était tenu au printemps 1961 à Vienne, Kennedy aurait reculé devant lui et le rusé Soviétique aurait alors décidé de déployer des missiles à Cuba, persuadé que le jeune Président américain était trop faible pour répliquer à cette action.

    Supériorité américaine

    Pourtant, les preuves –pour l’essentielles déclassifiées il y a une dizaine d’années de cela au sein des archives du Kremlin et évoquées dans Khrushchev’s Cold War, un magnifique livre d’Aleksandr Fursenko et Timothy Naftali– révèlent que c’est Khrouchtchev qui décida d’envoyer des missiles à Cuba en raison de son impuissance et de son sentiment d’insécurité.

    Khrouchtchev a bien exploité ce qu’il tenait pour de la faiblesse chez Kennedy, mais à un autre moment et en un autre lieu: à Berlin, à l’été 1961. L’échec complet de cette opération et la résistance déterminée de JFK ont à ce point inquiété Khrouchtchev qu’il envoya des missiles à Cuba un an plus tard, pour tenter de contrer ce qu’il considérait alors comme la supériorité américaine.

    Revenons en arrière.

    A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les troupes soviétiques occupent la partie orientale de l’Allemagne; des troupes américaines, britanniques et françaises occupent l’Allemagne de l’Ouest. Avec le déclenchement de la Guerre froide, les frontières se durcissent et finissent par former deux pays distincts.

    Berlin demeure une anomalie: une ville située à près de 130 kilomètres à l’intérieur des frontières de l’Allemagne de l’Est, divisée en deux –Berlin Est et Berlin Ouest, cette dernière partie étant une enclave occidentale dont la prospérité contraste avec la pauvreté environnante.

      

    La carte de Cuba annotée de la main-même de Kennedy, photographiée en 2005. Les croix indiquent les silos des missiles soviétiques. REUTERS/Brian Snyder

    En 1948, Staline met en place un blocus pour isoler et, il l’espère, faire tomber Berlin Ouest, mais les forces aériennes américaines continuent d’approvisionner la ville. Incapable de bloquer ce pont aérien, Staline met un terme au blocus. En 1959, Khrouchtchev tente à son tour de faire tomber Berlin, mais le président américain d’alors, Dwight Eisenhower, lui tient tête et les deux hommes parviennent à une trêve à Camp David.

    Une première crise à Berlin, à l'été 1961: Khrouchtchev recule

    En 1961, à l’issue de sa rencontre avec Kennedy à Vienne, Khrouchtchev renouvelle son attaque et annonce que si l’Ouest refuse de signer un traité permettant la session de Berlin Ouest à l’Allemagne de l’Est, ce sera la guerre.

    Kennedy résiste, lui aussi et, en fait, la crise de Berlin à l’été 1961 est presque aussi tendue que la crise des missiles de Cuba en octobre 1962. A un moment donné, des chars soviétiques et américains se font même face de part et d’autre d’un des checkpoints, pendant près de 25 heures. Finalement, Khrouchtchev recule.

    C’est à peu près à cette période que grâce à des satellites espions nouvellement lancés, la CIA et le Pentagone finissent par s’apercevoir que contrairement aux craintes exprimées quelques années auparavant (et exploitées par Kennedy durant sa campagne présidentielle de 1960) il n’existe pas de «missile gap», d’écart technologique entre les portées des missiles soviétiques et américains. Ou plutôt qu’il y en a bien un, mais qu’il est en faveur des Américains, qui sont très en avance sur les Soviétiques.

    Kennedy veut que cela se sache, tant en Amérique que dans le monde. Voilà pourquoi le 2 octobre 1961, le Secrétaire à la Défense adjoint Rosswell Gilpatric affirme, dans un discours prononcé à Hot Springs, en Virginie, sa «confiance en notre capacité à prévenir toutes les actions des communistes et à résister à leurs chantages» fondée sur «l’analyse dépassionnée des puissances militaires relatives des deux camps.» L’arsenal américain, avec ses «dizaines de milliers» d’armes nucléaires est si puissant, affirme Gilpatric, «que tout mouvement de l’ennemi susceptible de provoquer son utilisation ne constituerait ni plus ni moins qu’un acte d’autodestruction.»

    Voilà des années que Khrouchtchev affirme que les usines d’armement soviétiques produisent des missiles nucléaires balistiques «comme des saucisses.» En fait, il n’a pour ainsi dire rien en stock. Le programme de production de missile est en pleine déconfiture. Et les Américains révèlent à présent son bluff au grand jour.

    Le Parti communiste d’Union soviétique est sur le point de tenir son congrès annuel. Khrouchtchev est déjà critiqué pour avoir reculé à Berlin, tant chez les partisans de la ligne dure au Kremlin que par le Parti communiste chinois, plus radical, et qui tente de disputer au Soviétiques le statut de principal allié du Tiers Monde. Dans sa lutte avec ses rivaux, tant à l’Est qu’à l’Ouest, Khrouchtchev est clairement en train de perdre la main.

    Le Gambit cubain

    Il craint alors, authentiquement, que les Etats-Unis lancent une attaque nucléaire préventive contre l’Union soviétique. Cette idée n’est pas si absurde. Au cours de la Crise de Berlin, Kennedy a ordonné au Pentagone de produire une étude sur la faisabilité d’une telle attaque. Cette étude ultra secrète –un plan détaillé de 36 pages– conclut qu’elle est facilement réalisable. Nous ignorons ce que Khrouchtchev savait de ce plan, mais les chefs d’état-major de l’armée américaine pondent des notes à ce sujet et Kennedy les lit et en discute lors d’au moins une réunion au sein du bureau ovale de la Maison Blanche.

    (J’ai pu obtenir la déclassification de ces documents pour un article que j’avais rédigé pour le numéro d’octobre 2001 de la revue The Atlantic.)

    Le président soviétique n’a pas abandonné l’idée de s’emparer de Berlin-Ouest, mais il sait qu’il ne dispose plus du moindre levier d’action. Si les Etats-Unis lavent une attaque nucléaire, il n’est alors même pas sur que le moindre de ses missiles ou de ses bombardiers sera en mesure de répliquer.

    Mais Khrouchtchev dispose alors d’un grand nombre de missiles à moyenne portée et voilà pourquoi il décide d’en expédier à Cuba, où ils seront à portée de tir des Etats-Unis. S’il peut les installer en toute discrétion puis réaliser un nouveau gambit contre Berlin (comme il souhaitait le faire en novembre 1962), ces missiles lui permettront de disposer de quelque chose à échanger.

    Mais un avion espion U2 américain repère les missiles. Et dès que Kennedy en fait l’annonce, Khrouchtchev sait qu’il n’aura pas d’autre choix que de les retirer. La seule question qui vaille est la suivante: comment faire machine-arrière sans subir une nouvelle humiliation?

    Il se trouve que Kennedy en est au même point de ses réflexions. Les enregistrements secrets révèlent que le 18 octobre, soit le troisième jour de la crise, Kennedy se demande tout haut pourquoi diable Khrouchtchev a envoyé ses missiles à Cuba. Il s’imagine qu’ils a certainement l’intention de les utiliser comme une monnaie d’échange et que pour l’obliger à les retirer, il doit trouver une «porte de sortie» à cette crise, un moyen pour que Khrouchtchev sauve la face.

    Une des possibilité, dit-il d’un ton badin, pourrait consister à lui dire:

    «Retirez vos missiles de Cuba, nous retirerons les nôtres en Turquie.»

    Aucun des conseillers présents ne prend cette remarque au sérieux. Le dernier jour de la crise, le 25 octobre, quand Khrouchtchev fait précisément cette proposition, Kennedy l’appuie vigoureusement.

    «Ne nous racontons pas de salades, dit-il sur ces enregistrements. La plupart des gens considèrent que quand on vous propose un marché honnête, il faut en profiter.»

    Si nous optons pour la guerre, que nous lançons des attaques aériennes et que nous envahissons Cuba et si les Soviétiques répliquent en s’emparant de Berlin,  ajoute-t-il, «tout le monde dira: “la proposition de Khrouchtchev n’était pas si mal, après tout.”».

    Toutes les personnes présentes autour de la table s’opposent fermement à un tel marché, affirmant qu’il détruirait l’Otan, affaiblirait les Etats-Unis dans le monde et provoquerait toute un éventail de désastres. A la fin de la réunion, le seul conseiller à se ranger à l’avis de JFK est George Ball, sous-secrétaire d’Etat et qui sera plus tard le seul à s’opposer, au sein de l’administration Johnson, à l’escalade au Vietnam.

      

    Un missile Jupiter tel que ceux installés en Turquie. U.S. Army - Redstone Arsenal

    Kennedy ignore l’avis de l’immense majorité de ses conseillers et ordonne donc à son frère, l’Attorney Général Robert Kennedy (qui s’y oppose, lui aussi) de dire à l’ambassadeur d’Union soviétique qu’il accepte le marché –à la condition qu’il demeure secret.

    Et il l’est resté pendant 25 ans, jusqu’à ce que les enregistrements ne soient rendus publics et que quelques-uns des conseillers de JFK décident de révéler la vérité de manière préventive –bien qu’ils n’osent pas alors affirmer qu’ils s’opposèrent à ce marché.

    La résolution de la crise des missiles de Cuba nous offre quelques leçons profitables pour les crises d’aujourd’hui.

    1. Les protagonistes devraient rester en contact l’un avec l’autre. Il n’y eut pas le moindre contact téléphonique entre Khrouchtchev et Kennedy en octobre 1962.

    Mais ils échangèrent de nombreux télégrammes et Kennedy maintint le contact par le biais de l’ambassade d’Union soviétique, alors même que des navires et des sous-marins se faisaient face, que des troupes étaient mobilisées et alors même –moment de tension intense– qu’un avion espion U2 américain était abattu. Sans ces communications, la crise aurait fort bien pu virer à la guerre ouverte.

    2. A un moment donné, quand il devient clair qu’un des deux camps est en train de l’emporter, il doit faire en sorte d’offrir une porte de sortie à l’autre.

    Cela ne signifie pas nécessairement de sacrifier ses intérêts premiers. Les missiles Jupiter que JFK retire de Turquie ne sont plus de première jeunesse. Les Etats-Unis s’apprêtent à stationner de nouveaux sous-marins de la classe Polaris en Méditerranée; chacun d’eux embarque 16 missiles nucléaires et ils sont bien moins vulnérables aux attaques.

    En d’autres termes, par ce marché, les Etats-Unis n’ont en rien sacrifié leur capacité militaire.

    3. Il n’y a aucune contradiction entre la conclusion d’un accord et le maintien de la vigilance. Un compromis n’est pas la même chose qu’un apaisement.

    Selon un livre récemment publié de David Coleman, The Fourteenth Day: JFK and the Aftermath of the Cuban Missile Crisis, les disputes continuèrent durant les mois qui suivirent l’accord sur la Turquie et plusieurs tensions apparurent, sur les termes et le calendrier du retrait des missiles soviétiques de Cuba. Kennedy tint bon. Mais aucun de deux camps ne quitta les négociations ni ne raviva la crise.

    4. Il est totalement illusoire d’imaginer que la résolution d’une crise peut permettre l’avènement d’une ère de paix.

    L’accord sur la Turquie n’a pas finalement permis à Khrouchtchev de sauver la face. Deux ans plus tard, il était chassé du pouvoir par les faucons du Kremlin, qui se mirent alors à financer un programme de production massive de missiles intercontinentaux afin de rattraper le retard pris sur les Américains en la matière. La Guerre froide continua d’être alimentée par la course aux armes nucléaires pendant trente ans. Mais il n’y eut certes plus jamais de confrontation autour de Cuba ou de Berlin.

    Le conflit actuel autour du programme nucléaire iranien est loin d’être aussi intense que la crise de Cuba, mais il a pourtant bien des points communs.

    Confronté à une pression énorme, financière, cette fois, les dirigeants de l’Iran proposent des compromis pour une sortie de crise. Leurs propositions sont, à l’heure actuelle, inacceptables –ils exigent que l’Occident annule ses sanctions avant de cesser d’enrichir de l’uranium– mais cela ne signifie pas pour autant que la porte des négociations soit fermée.

    Nous ne connaissons pas les motivations exactes des Iraniens ni la manière dont ils évaluent le rapport de force. Il essaient peut-être de nous mener en bateau, mais il est également très possible qu’ils cherchent une «porte de sortie», comme disait Kennedy.

    A moins que nous ne voulions la guerre (et certains Américains la veulent) il serait bon de tâter un peu le terrain. Et la crise des missiles de Cuba –la vraie, pas le mythe– nous offre quelques indices sur la manière de procéder.

    Fred Kaplan

    Traduit par Antoine Bourguilleau


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