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Drive-in du sexe,consommer les prostituées comme dans un fast-food,problème moral
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Drive-in du sexe : consommer les prostituées comme dans un fast-food, un problème moral
</header><time class="date-post" datetime="2013-08-28T07:18:11" itemprop="dateModified">Publié le 27-08-2013 à 15h46 - Modifié le 28-08-2013 à 07h18</time>
Temps de lecture : 6 minutesLE PLUS. La ville de Zürich a organisé le 24 août dernier une journée portes-ouvertes pour présenter une initiative d'un nouveau genre : un drive-in du sexe accessible entre 19h00 et 5h du matin. L'objectif était de déplacer le commerce lié à la prostitution du centre-ville à un quartier industriel. Une idée révoltante, pour la philosophe Laura-Maï Gavériaux.
Édité par Mélissa Bounoua
Des prostituées attendent des clients dans une rue de Nice, le 28 mars 2013 (V.HACHE/AFP).
La prostitution, outre qu’elle est le plus vieux métier du monde, est aussi celui sur lequel l’État a toujours cherché à exercer son contrôle. Les époques où cela a le mieux fonctionné sont celles où la prostitution était en fait légitimée par des motifs religieux, ou des motifs de salubrité publique.
Oscillant entre tolérance, licence, ou interdiction-répression (souvent nommée, pour des raisons idéologiques, "abolition" par les courant anti-libéraux, ici libéral étant entendu en son sens philosophique), l’autorité politique n’a jamais vraiment réussi à exercer un contrôle total sur cet aspect de la vie sociale et économique.
Ainsi, chaque nouvelle initiative de la part d’un État pour tenter de réguler la prostitution soulève des questions recouvrant de multiples enjeux, qui excèdent les polémiques à l’emporte-pièce que cela déclenche. La récente initiative de Zurich d’ouvrir un drive-in du sexe ne devrait pas manquer à l’appel.
L’idée est de désengorger les quartiers résidentiels en essayant de ramener les prostituées et leurs clients dans une zone sécurisée et surveillée, où les travailleurs sociaux (en l’occurrence la médecine sociale) pourront accéder à un public qui, bien souvent, s’arrange pour ne pas leur être accessible.
D’aucuns pourraient se demander si, au motif d’assurer la protection des prostituées on ne les transforme pas en des objets de consommation comme les autres, puisqu’avec ce concept du drive-in on fait symboliquement d’elles, si ce n’est plus, l’équivalent de fast-food ?
Ramener cette activité à la licéité
La logique politique n’est pas très nébuleuse, plutôt facile à saisir. C’est la même qui prévaut dans le débat français sur les mal nommées "salles de shoot" (et sur bien d’autres débats d’ailleurs). Puisqu’il y a une activité clandestine qui échappe au contrôle de l’État par les seuls mécanismes de la tolérance, ou de l’interdiction-répression, il faut ramener cette activité dans le périmètre de la licéité, parce que tout ce qui est permis par la loi est aussi régulé par elle.
C’est la thèse principale du discours de Simone Veil à l’Assemblée du 26 novembre 1974 pour légaliser l’avortement. C’est l’argument de fond de ceux qui veulent légaliser le cannabis. Enfin, c’est l’argument récurrent de ceux qui sont partisans de rouvrir les maisons-closes (ce que sont ces drive-in suisses, adaptés à notre époque).
Régulation n’étant pas nécessairement à entendre dans le sens abstrait : quand l’État régule, il prélève aussi de l’impôt. C’est l’argument secondaire de cette logique : taxer ces activités qui échappent en grande partie aux taxes qui frappent toutes les formes de commerce licite reviendrait à prendre aux réseaux mafieux une part de leurs revenus pour les rediriger vers les caisses publiques.
La logique sociale est tout aussi claire : tous les travailleurs sociaux vous diront qu’il est extrêmement difficile de convaincre une prostituée sans papiers, et même une prostituée parfaitement en règle avec la loi, d’aller consulter les médecins par exemple. Ou alors, elles ne signalent pas leur situation, et cela ne permet pas au médecin de concevoir un soin ou une action de prévention qui soit parfaitement adapté à la patiente.
À première vue, il y a peu à redire à ces logiques dont les arguments sont pragmatiques, et moralement recevables. Que reste-t-il à opposer à de telles initiatives ?
La femme manipulée ?
Il y a un argument moral qui recourt à des croyances métaphysiques plus ultimes que les notions éthiques qui transparaissent du propos précédent. Celui-ci part du principe que, la prostitution, c’est un mal en soi. Comme j’essaye de le dire souvent, il est abusif de parler du féminisme. Tout comme les Lumières, le féminisme est traversé de courants, aussi faut-il parler des féminismes (en tous cas, tant que le débat français n’aura pas intégré cette diversité constitutive de la réflexion féministe).
La prostitution comme mal en soi est un argument récurrent d’un certain féminisme anti-libéral. Mieux vaut que je définisse très clairement ce que j’entends par là, sinon je vais encore soulever les cris d’indignation de toute une sphère de blogueurs et blogueuses ultra-énervés qui deviennent hystériques dès qu’ils voient dans la même zone d’une page internet "féminisme" et "critique"…
En philosophie, anti-libéral reçoit une extension précise, et non immédiatement péjorative : est anti-libéral ce qui ne pose pas l’individu comme sujet du droit et sujet de fait de l’action (en termes philosophiques : comme "notion transcendantale").
Par exemple, le communisme soviétique est une doctrine anti-libérale. Mais pour parer d’emblée au reproche qui va m'être fait d’être une horrible libérale (en fait, ils entendent par là capitaliste, mais ils usent mal du mot libéral), je vais donner l’exemple aussi du multiculturalisme qui postule des droits culturels pour des groupes : ce multiculturalisme est anti-libéral (et pourtant il est parfois à la source de l’action politique au Canada par exemple), et c’est pourquoi l’on parle aussi d’un multiculturalisme libéral.
Ceci posé, je reviens à l’argumentation : il y a un féminisme qui postule que la prostitution est un mal en soi. Question : comment une personne peut-elle consciemment se faire du mal à elle-même (en général, on accomplit une action parce qu’on pense qu’elle est bonne pour nous, d’une façon ou d’une autre) ? Réponse de la féministe anti-libérale : la prostituée (mais aussi la femme voilée, la femme au foyer, la femme d’un foyer polygame, etc.) n’est justement pas lucide. Elle est le réceptacle d’influences qui la manipulent à son détriment (argument classique bien connu d’un certain structuralisme, par exemple).
Une question amorale
Dans certains cas, dans de trop nombreux cas, c’est vrai. Une mineure, une femme maltraitée, et qui est l’objet de menaces et de chantage, une femme droguée et puis prostituée, tombe sous ce cas. Mais ce cas n’est pas un objet de réflexion philosophique. Ni même vraiment politique : il s’agit de droit pur et simple. Il y a des lois qui qualifient ces maltraitances comme des crimes qu'il faut punir, en luttant contre ces réseaux avec des moyens de police et de renseignement.
Bref, je ne vois pas ici en quoi le philosophe est légitime à venir l’ouvrir encore en 2013 : le temps de formuler les principes selon lesquels on ne maltraite pas une personne (quelle qu’elle soit d’ailleurs) est tout de même clos depuis un moment ! Dans l’idéal, on arrête le bavardage et l'on s’incline devant la force de ces grandes valeurs de la civilisation, on vote pour celui dont on pense qu’il les mettra le mieux en œuvre.
Mais là, ce n’est pas la prostitution que nous avons condamnée : c’est l’esclavage sexuel, c’est la maltraitance, etc.
Dernier aspect de la position féministe anti-libérale : c’est un tort que l’on se cause à soi-même, quand bien même l’on est lucide, et qu’on le fait volontairement. La conviction métaphysique ultime sous cet argument, c’est qu’il est possible de se faire du mal volontairement, en fait parce qu’à travers la maltraitance que l’on s’inflige, on fait du tort à des principes : la dignité, l’intégrité du corps… anti-libéral donc, parce que le principe abstrait et métaphysique prévaut sur l’individu.
Personnellement, je poursuis une philosophie libérale, et radicalement désacralisée : je ne crois pas qu’il existe des objets abstraits réels tels que la dignité, et je ne pense pas que le corps soit sacré. Je pense que la limite que l’on pose à l’utilisation du corps est celle dont on délibère par la fabrication démocratique de la loi.
Je ne veux pas qu’on vende des organes, mais j’en fais une question politique et non métaphysique. Et je vous parie que si vous enfermez une féministe anti-libérale et moi dans une pièce, outre que celle-ci essayera de m’arracher les yeux (si j’en crois les "propos" de ces gens à mon encontre), nous ne trouverons jamais un point d’accord sur nos convictions métaphysiques ultimes. La prostitution restera pour toujours un mal en soi pour elle, et une question amorale pour moi.
Pour une action politique précise
Alors que fait-on ? On pourra déjà, une fois qu’elle aura passé ses nerfs sur moi, se mettre d’accord sur des points concrets et localisés : nous préférons que les prostituées soient en bonne santé plutôt que contaminées par le VIH, et nous préférons qu’elles ne soient pas frappées par un client, plutôt qu’elles soient frappées par un client. Nous pourrons donc nous retrouver sur une action politique précise, qui consistera à prévoir des dispositifs pour limiter au maximum les contaminations au VIH, et les violences dont sont victimes les prostituées, en attendant que son monde idéal, ou mon monde idéal advienne (ce qui ne nous empêche pas, d’ailleurs, d’œuvrer pour cela en même temps).
Ceci étant posé, il ne reste plus grand-chose sur la base de quoi condamner les drive-in du sexe suisses… hormis le malaise évident que je ressens (et que beaucoup ressentent peut-être) face à cette expression… "drive-in du sexe". Ce même malaise qui a dû guider les questions de la journaliste du Plus lorsqu’elle m’a demandé de m’exprimer sur le sujet… Une question d’habillage verbal ? Précisément pas.
Toute cette argumentation a consisté, comme certains d’entre vous l’ont sûrement aperçu, à établir des distinctions conceptuelles. Si l’on définit les mots, ce n’est parce que l’on voue un culte au Petit Robert et au Littré. Si l'on définit les mots, c’est parce qu’ils ont une valeur instrumentale : ils servent à quelque chose. Et lorsque l’on se sert d’un mot (pour communiquer une information, par exemple), on produit quelque chose : on fait surgir de la nouveauté dans l’ordre du monde par cette action.
Eh oui, les mots ont un sens, mais aussi produisent-ils du sens. Dès lors, fabriquer des boîtes sur le bord de l’autoroute où les putes seront l’équivalent du burger de fast-food, ça me pose problème. Ce n’est pas une question de mots agitée par un philosophe tatillon : il y a quelque part, quelqu'un qui a été payé pour avoir cette idée, et l’avoir en ces termes. On parie combien que c’était un homme ?
Tags : société- Drive-in - sexe- consommer - prostituées- fast-food- problème moral
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