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Ecrivains en France, stars au Japon
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Ecrivains en France, stars au Japon
</header><time datetime="2013-05-30T18:43:07" itemprop="dateCreated">Créé le 30-05-2013 à 18h43</time> - <time datetime="2013-06-02T17:12:59" itemprop="dateModified">Mis à jour le 02-06-2013 à 17h12</time>Par Jacques DrillonEt l'on parle ici d'Echenoz, Ernaux, Toussaint, Chamoiseau, Rahimi, Todd... Enquête.
Daniel Pennac, Annie Ernaux et Jean Echenoz, célèbres à Tokyo (photomontage). (©Photononstop-AFP/Baltel-Sipa/Andersen Ulf-Sipa/Bisson-JDD-Sipa/Photomontage Yan)<aside class="obs-article-brelated" style="margin-left:20px;"> <header class="obs-blocktitle">Sur le même sujet</header>
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Lorsque Jean Echenoz raconte ses voyages au Japon, il a l'air étonné d'intéresser un pays si lointain: «J'y suis allé trois ou quatre fois. J'ai souvenir d'un amphithéâtre d'étudiants, à ma grande stupéfaction très rempli, où j'ai fait une lecture, et où la rencontre était animée par Ryoko Sekiguchi, qui a traduit certains de mes livres, et publie de la poésie chez P.O.L. Il y a eu aussi des rencontres de presse chez l'éditeur, et des séminaires en comité restreint, avec des professeurs. C'était absolument passionnant. Cela dit, j'ai l'impression que le rythme des traductions baisse un peu.»
Il ne devrait s'étonner pourtant ni de son succès ni du fléchissement qui l'affecte ces dernières années. La France et le Japon n'ont noué de relations diplomatiques qu'en 1858; et c'est seulement dix ans plus tard, avec la restauration Meiji, l'industrialisation, la signature de traités d'échanges commerciaux, que le Japon s'ouvre vraiment à l'Occident et à la France en particulier.
Le premier livre français traduit, c'est «le Tour du monde en quatre-vingts jours» de Jules Verne (en 1878)... La première trentaine de Français invités sont alors des professeurs d'art militaire; et l'on n'apprend le français au Japon que depuis 1889 (première faculté de lettres française à Tokyo). Aujourd'hui notre langue est au deuxième rang des langues étrangères, après l'anglais: sur 300.000 étudiants inscrits en français, 30.000 obtiennent un diplôme d'aptitude au français tous les ans.
La francophilie explose. Entre les années 1920 et 1980, le goût des Japonais pour les ouvrages français est «proche de l'avidité», écrit Corinne Quentin, irremplaçable agent littéraire à Tokyo (1). Certains des meilleurs spécialistes de Proust, de Baudelaire, de Rousseau sont japonais. Aujourd'hui encore on rencontre des professeurs d'université, jeunes, parlant un français immaculé, et qui passent leur vie à étudier Diderot ou Claudel.
«C'est pointu !»
Jean Echenoz s'émerveille: «Ils sont parfois spécialistes d'auteurs français très mineurs, qu'on ne connaît même pas toujours ici.» Et Jean-Philippe Toussaint, une vraie star au Japon depuis la traduction de sa «Salle de bain» (140.000 exemplaires vendus), le confirme: «J'étais récemment à un colloque à Louvain. Deux étudiants japonais étaient là; l'un a fait une communication, en français, sur l'influence de Byron sur Flaubert, et l'autre sur la bibliothèque personnelle de Marguerite Yourcenar ! C'est pointu !»
La japonisante Véronique Brindeau dit en souriant: «Ils aiment ce qui est difficile, compliqué: Mallarmé, Derrida...» Et à l'Institut français, le directeur du département Livre et Promotion des savoirs, Paul de Sinety, dit: «On voit bien, c'est indéniable, que certains auteurs français sont connus et reconnus: Echenoz, Volodine, Chamoiseau, Toussaint...» Annie Ernaux a vendu 40.000 exemplaires de «Passion simple».
L'auteur français est un intellectuel, «et c'est ça qu'ils veulent». De même, ils sont attirés par les contestataires, altermondialistes, de gauche en général: Rancière, Badiou; et Emmanuel Todd se rend au Japon, où il est célèbre, comme on part à son bureau le matin. Aujourd'hui, les deux tiers des traductions de livres français concernent les sciences humaines et sociales, les documents, les essais.
Les Anciens et les «nouveaux»
Il existe une parenté entre le Japon et la France, fondée sur le raffinement, ou un certain héritage des Lumières (le deuxième livre traduit au Japon, en 1882, est le «Contrat social» de Rousseau), qui a pris des couleurs très particulières ici et là-bas, mais qui est commun. C'est la feuille et la fleur d'une même plante, aurait dit Mishima. «Nous sommes attirés par la France, dit une Japonaise, à la fois parce qu'elle nous est proche et parce qu'elle nous est opposée.»
Parmi les grandes figures qui ont rapproché les deux civilisations, celle de Claudel reste la plus brillante, et son oeuvre diplomatique, notamment par la création de plusieurs institutions très importantes, est à la hauteur de son oeuvre littéraire. L'«ambassadeur poète», comme on le nommait là-bas, voyait une France «correspondante du Japon en Europe». Et tandis que Yourcenar est hypnotisée par Mishima, Barthes par l'écriture japonaise, Jo Yoshida travaille à la nouvelle édition Proust de la Pléiade.
Gide, Valéry, Sartre ont eu leur heure de gloire. Jean-Philippe Toussaint: «Ce qui les attirait? Le chic. Paris est attirant parce que c'est une ville chic. Un auteur chinois, dans les années 1990, n'était pas chic. Il ne faut pas entendre "chic" comme un mot péjoratif. Il faut le voir sous l'angle de l'intérêt pour l'avant-garde, pour ce qui se fait de neuf.» Ce qui se faisait de neuf était justement estampillé «nouveau»: Nouveau Roman, Nouvelle Vague, «nouveaux philosophes», et maintenant Nouvelle Cuisine.
Things have changed
De grands intellectuels japonais sont arrivés à Paris, y sont restés, y sont encore. Et pourtant les choses ont changé. «Il y a eu un âge d'or dans les années 1960, raconte Toussaint. Par la suite le terrain s'est révélé assez difficile. Une fois traduit, "la Salle de bain" a été un grand succès: on me fêtait, on me célébrait. Et j'en étais surpris. Mais c'est un cas un peu à part, si l'on exclut Agota Kristof qui était très reconnue là-bas. Cela s'est un peu tassé par la suite.» Si Pennac s'est bien vendu, Bernard Werber ou Patrick Besson y récoltent des résultats modestes.
En chiffresDepuis 2009, 38 ouvrages ont reçu une aide à la cession de la part de l'Institut français pour un montant total de 47.665 euros, et une moyenne annuelle de 10.000 euros.
De surcroît, l'ambassade de France au Japon alloue 20.000 euros par an en moyenne d'aide à la traduction.
Entre 20 et 30 auteurs français sont envoyés au Japon tous les ans, avec l'appui financier de l'Institut français et de son réseau. En 2012, 5 auteurs de BD ont été sélectionnés pour y partir.
Paul de Sinety fait le même constat: «Beaucoup de romanciers, de philosophes français sont étudiés au Japon, et invités dans les universités comme "visiting professors". On étudie toujours beaucoup Foucault et Derrida, on invite toujours des romanciers, et même beaucoup, mais vous n'y trouverez plus l'atmosphère qui régnait à l'époque de Sartre et de Simone de Beauvoir. Cette atmosphère n'existe plus nulle part: c'est la figure de l'intellectuel qui s'est dissoute, quelle que soit sa nationalité.»
Les échanges, notamment l'exportation, ne se font plus naturellement. Il faut leur donner un coup de pouce. L'Institut français mène une politique d'aide à la traduction, et à la cession des droits. Il tâche de maintenir le cap. Toussaint explique: «Il est vrai que si le Japon s'est tourné volontiers vers l'Europe, vers la France, il se tourne aujourd'hui spontanément vers l'Asie: Chine, Taïwan, Corée du Sud. Pour le cinéma, c'est pareil: la nouveauté vient de Taïwan ou de Pékin. Le Japon a donc naturellement tourné ses yeux de ce côté.»
Paul de Sinety ne se voile pas la face, il s'adapte: «Nous prenons en compte ce glissement vers l'Asie, et nous agissons de manière régionale, soit dans la circulation des intellectuels et créateurs français, soit en organisant nos Universités francophones d'Asie, qui se tiennent chaque année dans un pays différent.» Par ailleurs le Japon se tourne vers les auteurs francophones, comme Patrick Chamoiseau, ou Atiq Rahimi. Si «le tremblement de terre du 11 mars a arrêté beaucoup de choses, a refroidi les ardeurs, les projets, l'enthousiasme en général» (Toussaint), il a dirigé le projecteur japonais vers des terres soeurs, comme Haïti. Dany Laferrière, auteur haïtien, a été splendidement accueilli au Japon, où il s'est rendu après le séisme. Il est vrai qu'il avait écrit, dès 2008, «Je suis un écrivain japonais»...
Manga, le mot est lâché
Yasuo Sano, directeur de la Maison du Japon à la Cité internationale universitaire, voit baisser le nombre d'étudiants littéraires à Paris: «Il y en a toujours, bien entendu. Nous avons un spécialiste de Perec, un autre d'Hugo, une autre du XVIIe siècle français... Mais aujourd'hui, les scientifiques sont beaucoup plus nombreux. Au Japon, la pop culture, les mangas, internet, les jeux vidéo, absorbent une énergie qui était autrefois dépensée dans les livres. Comme chez vous... D'ailleurs, la figure de l'intellectuel français est passée par les Etats-Unis. C'est parce que les Américains s'intéressaient à Foucault et Derrida que les Japonais y sont venus aussi.»
Manga, le mot est lâché. Il n'est pas rare que dans une librairie japonaise il occupe des étages entiers. «Quand vous allez voir un nô, raconte Véronique Brindeau, il arrive que le texte ancien soit reproduit sur la plaquette, accompagné de son résumé en japonais moderne... et en manga !» Les stratèges de l'Institut français ne manquent pas d'exploiter ce filon. Mais une Japonaise nous confie: «La BD occidentale, et franco -belge en particulier, est réservée à une élite, et aux adultes. Elle est difficile, on la considère comme un art.» Allons bon ! Le manga «One Piece» (69 tomes) s'est vendu à plus de 270 millions d'exemplaires dans le monde.
Reste donc à se tourner vers les traducteurs. Ils sont la porte presque unique de ce pays, les premiers prescripteurs. On ne mesure pas l'importance d'une personne comme Ryoko Sekiguchi... Elle vit à Paris, traduit Echenoz, Rahimi, Alferi, Enard, Chamoiseau, Eric Faye, et détaille ainsi sa méthode:
Quand un livre français m'intéresse, je fais une fiche de lecture, et je le propose à un éditeur japonais, ou alors à Corinne Quentin, pour qu'elle m'en trouve un. Rarement, un éditeur me demande des projets. Après le succès de la tournée de Chamoiseau au Japon, les éditeurs japonais se sont réveillés, et m'ont demandé de leur faire des propositions le concernant.»
Le Japon ne lirait plus ? «Moins, c'est sûr. Surtout ils apprennent le chinois ! Quand je suis entrée en fac de français, il y a vingt ans, il y avait 120 inscrits. Quand j'en suis sortie, ils n'étaient plus que 90, et quand j'y suis retournée, il y a trois ans, il n'y en avait plus que 30.»
Les traducteurs sont rares: «Les universitaires font tout eux-mêmes, pratiquement sans être payés. Donc il faut beaucoup travailler, et la Fabrique des Traducteurs, lancée à Arles par l'Institut français, est une initiative formidable. Je peux vous dire que ceux que nous formons là sont jeunes, passionnés, et qu'ils repartent avec la pêche !»
Corinne Quentin raconte qu'autrefois elle proposait plusieurs contrats de traduction par jour aux éditeurs français, et qu'elle n'en gère plus que 120 ou 150 par an. Dépasser les 10.000 exemplaires est devenu exceptionnel. L'âge d'or est révolu. Là-bas ou ici?
Jacques Drillon
(1) «Revue des Deux Mondes», avril 2013.
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