• En Russie, du sursis pour museler Alexeï Navalny

    En Russie, du sursis pour museler Alexeï Navalny

    LE MONDE | <time datetime="2014-12-30T11:10:40+01:00" itemprop="datePublished">30.12.2014 à 11h10</time> • Mis à jour le <time datetime="2014-12-30T14:45:36+01:00" itemprop="dateModified">30.12.2014 à 14h45</time> | Par

     
    <figure class="illustration_haut " style="width: 534px"> Alexeï Navalny et son frère Oleg, le 30 décembre dans la salle du tribunal moscovite de Zamoskvoretskiï. </figure>

    Passée la stupéfaction, un cri a déchiré la salle du tribunal moscovite de Zamoskvoretskiï : « Pourquoi emprisonnez-vous mon frère ? » Quelques minutes plus tard, Alexeï Navalny, les larmes aux yeux, serrait dans ses bras son frère Oleg pour un dernier adieu.

    Mardi 30 décembre, la justice russe a délivré un verdict inattendu contre les frères Navalny, poursuivis pour escroquerie et détournement de fonds dans une affaire en fait totalement politique, où même la victime supposée assure ne pas avoir subi de préjudice. L’aîné, Alexeï, militant anticorruption devenu opposant numéro un à Vladimir Poutine, a été condamné à trois ans et demi de prison avec sursis. Il a quitté le tribunal pour rejoindre son domicile, où il est assigné à résidence depuis février dans le cadre de cette affaire. Le cadet, Oleg, a reçu la même peine, mais ferme. Il rejoindra une colonie pénitentiaire.

    « Quel genre de gens êtes-vous pour l’enfermer, lui, en voulant m’atteindre moi ? », a encore eu le temps de lancer Alexeï Navalny à la cour avant d’être emmené. Comme en écho, au même moment, les réseaux sociaux russes ont résonné du même cri : « otage », « méthodes de KGBistes »… « S’il ne se tient pas à carreau, c’est toute sa famille qui est menacée », a aussi réagi Piotr ­Ofitserov, coaccusé avec Alexeï Navalny dans une autre affaire.

    « L’affaire Yves Rocher » s’apparente à un coup monté

    Le verdict a d’autant plus choqué que « l’affaire Yves Rocher », plus qu’aucune autre parmi celles visant M. Navalny, s’apparente à un coup monté. Entre 2008 et 2012, la société des frères Navalny, Glavpodpiska, aurait escroqué 26 millions de roubles (370 000 euros) à la compagnie de cosmétiques française en lui surfacturant ses services, et en utilisant pour cela la position d’Oleg à la Poste russe. Après le dépôt initial d’une plainte, Yves Rocher avait conduit un audit interne concluant qu’il n’avait subi aucun préjudice. Au cours d’une des audiences, son directeur financier avait assuré qu’il signerait aujourd’hui le même contrat. De l’avis de tous les observateurs, la société française a agi sous la pression des autorités russes, sans jamais le reconnaître.

    Lire aussi : Procès Navalny : Yves Rocher, une plainte au service du pouvoir

    Dans la Russie de Vladimir Poutine, l’indépendance de la justice est une fiction. C’est le Kremlin qui a décidé de laisser Alexeï Navalny en semi-liberté, sous la menace permanente de son sursis, et toujours poursuivi dans une autre affaire d’escroquerie. Une manière de le maintenir sous pression sans en faire pour autant un martyr.

     

    Le pouvoir a-t-il eu peur d’un possible mouvement de contestation populaire ? C’est probable. Depuis les manifestations massives de décembre 2011, organisées contre les fraudes aux élections législatives, M. Navalny s’est imposé comme le dirigeant le plus emblématique de l’opposition démocrate. Ses talents d’orateur impressionnent. Son slogan contre le parti au pouvoir, Russie unie, rebaptisé « parti des voleurs et des escrocs », a fait mouche. Même les vieux libéraux qui regardaient d’un œil méfiant ses prises de position nationalistes l’ont adoubé. Aux élections pour la mairie de Moscou, en septembre 2013, il avait réussi le tour de force de ­réunir 27 % des voix.

    Court-circuiter les manifestations

    Le Kremlin a tout fait pour éviter une répétition de ce mouvement. A commencer par avancer le verdict de deux semaines. « Parce que le texte du verdict était prêt plus tôt », a-t-on expliqué. En réalité, le but de cette précipitation était limpide : empêcher les rassemblements de masse prévus le 15 janvier, date théorique du verdict, par les partisans de M. Navalny. La ­semaine passée, les autorités russes avaient même obtenu de Facebook qu’il bloque l’une des pages appelant à manifester le 15 janvier.

    Cela suffira-t-il ? A la sortie du tribunal, Alexeï Navalny appelait à « descendre dans la rue contre ce pouvoir répugnant qui n’hésite pas à s’en prendre aux familles ». Sur la nouvelle page Facebook appelant à manifester, mardi soir, le nombre d’« inscrits » continuait d’augmenter, pour atteindre 17 000 en milieu de matinée. Rien ne dit qu’ils seront au rendez-vous. Le 30 décembre, veille du Nouvel An, la plupart des Moscovites prêts à se mobiliser partent en vacances à l’étranger ou en province… La mairie de Moscou a affirmé mardi que « les forces de l'ordre empêcheront toute manifestation non autorisée ».

    Le verdict de mardi a un autre objectif : il agit comme une arme dissuasive contre quiconque envisagerait de collaborer avec M. Navalny. L’avocat de 38 ans est devenu « radioactif ». Au fil des mois, la totalité des membres de la direction de son parti politique, qu’il n’a jamais pu faire enregistrer, ont subi des démêlés avec la justice ou ont été contraints à l’exil.

    Plus encore que l’homme politique, c’est le blogueur Navalny que le Kremlin a voulu neutraliser. Ou, plus précisément, l’enquêteur qui dénonce inlassablement, depuis des années, petits et grands scandales de corruption. Dans la Russie de Vladimir Poutine, appeler à des élections libres ou au respect de la liberté d’expression est risqué, mais généralement toléré. Parler de l’argent des puissants, non. Alexeï Navalny s’est attaqué au cœur du régime Poutine, en démontant les mécanismes mis en place par l’élite pour transformer l’Etat et les grands groupes publics en machines à « cash ».

    « Les bandits qui ont confiqué le pouvoir »

    Il a heurté de front des proches du président, comme Igor Setchine, patron du groupe pétrolier Rosneft, ou Vladimir Iakounine, magnat des chemins de fer, c’est-à-dire la nouvelle oligarchie, choisie pour sa fidélité sans faille à M. Poutine ou son appartenance aux services secrets, et qui a remplacé les oligarques des années 1990. M. Navalny s’en est aussi pris au chef du Comité d’enquête, Alexandre Bastrykine, l’instance judiciaire qui a instruit le « dossier » Yves Rocher, et dont il a révélé qu’il détenait illégalement des affaires en République tchèque.

    Lors de l’audience du 19 décembre, à l’issue des réquisitions, Alexeï Navalny avait transformé son propre procès en tribune, endossant le rôle du procureur et prononçant un discours faussement « naïf » sur le mensonge :« On ne voit ici, dans cette salle, que des gens qui baissent les yeux et regardent la table. Les gens qui regardent la table, voilà l’enjeu de la bataille avec les bandits qui ont confisqué le pouvoir. Dans notre pays, tout le pouvoir repose sur un mensonge sans fin. Poutine a déclaré pendant sa conférence de presse : Nous n’avons pas de palais.” De tels palais, nous en photographions trois par mois. Nous n’aurions pas d’oligarques occupés à s’engraisser aux frais de l’Etat ? Mais nous avons tous les documents qui prouvent que la moitié des entreprises d’Etat ont des comptes offshore à Chypre et au Panama. Pourquoi supporter tous ces mensonges ? Pourquoi regarder la table ? La vie est trop courte pour regarder la table. »


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