• Gaz de schiste : à l'Assemblée, le lobbying des pétroliers

    07/06/2011 à 12h30

    Gaz de schiste : à l'Assemblée, le lobbying des pétroliers

    Arthur Nazaret
    Journaliste

    Pour obtenir gain de cause sur le gaz de schiste, chaque camp – pétroliers et écolos – prétend qu'il a perdu. Drôle de bataille.

    En mai, lors du premier passage de la loi sur le gaz de schiste devant l'Assemblée, les députés interdisent la fracturation hydraulique. Dépit chez les grandes compagnies (Total, GDF-Suez, Halliburton...) qui tournent déjà leurs yeux vers la Pologne. De quoi faire la joie des écolos ? « Enfumage » tonne José Bové, qui souhaitait l'abrogation pure et simple des permis d'exploration :

    « La loi vient redonner du temps aux industriels. C'est typiquement un texte fait pour eux. »

    Bové, « un professionnel de l'Agitprop »

    Après une longue période d'ignorance, le gaz de schiste est devenu un sujet politique. Le débat s'est invité à l'Assemblée nationale, où tous les protagonistes essaient de faire valoir leurs arguments. D'abord aux deux rapporteurs de la loi, l'UMP Michel Havard et le socialiste Jean-Paul Chanteguet. Puis à l'UMP François-Michel Gonnot et au socialiste Philippe Martin. Les deux hommes, qui ont auditionné une centaine de personnes, doivent remettre un rapport sur le gaz de schiste ce mercredi.

    Travaillant dans l'urgence, Havard et Chanteguet, les deux co-rapporteurs du texte de loi, ont disposé d'un petit mois pour recevoir les principaux acteurs et rédiger leur texte. Ont été entendus des industriels, notamment Total, GDF-Suez, Halliburton, Hess Oil, Toreador (dont Julien Balkany, frère de Patrick Balkany, est administrateur), mais aussi quelques experts gouvernementaux, un professeur de droit et l'inévitable José Bové.

    Depuis fin décembre 2010, le pourfendeur des OGM a fait du gaz de schiste sa nouvelle croisade. Pour le plus grand malheur des industriels, jusqu'ici bien tranquilles avec leurs permis accordés dans la plus grande discrétion.

    Bové ? « Un professionnel de l'Agitprop », enrage Gérard Medaisko, octogénaire hyperactif de l'Amicale des foreurs et des métiers du pétrole, qui a en vain fait des pieds et des mains pour être reçu par la mission.

    « Il agite des peurs et a réussi à mobiliser beaucoup d'élus et de militants locaux », poursuit Jean-Louis Schilansky, président de l'Ufip, le syndicat des pétroliers.

    Insuffisant, malgré de beaux dossiers Powerpoint

    Si le risque de pollution des nappes phréatiques et de gaspillage d'eau alarme José Bové, qui demande l'abrogation pure et simple des permis, ce n'est pas la préoccupation première d'Halliburton. Ainsi, le 19 avril, une petite équipe de l'entreprise de Houston est venue plaider la cause de la fracturation hydraulique devant Havard et Chanteguet. « Une technologie sûre et bien maîtrisée », promet le dossier de dix-sept pages apporté aux deux députés.

    Pour GDF-Suez, le vice-président du groupe Jean-François Cirelli se déplacera en personne. La France aurait « un potentiel d'un siècle de consommation nationale dans [son] sous-sol », indique le document.

    Indépendance énergétique et baisse des prix, voilà les avantages les plus souvent avancés par les compagnies. Philippe Martin, qui a lui aussi reçu ces industriels dans le cadre de sa mission, rapporte :

    « Cirelli [GDF-Suez] trouvait aberrant que son pays se prive de cette ressource. Et Total est venu nous dire que les gaz non-conventionnels représentaient un des quatre grands axes de développement du groupe. »

    « Nous avons passé des coups de fil aux ONG »

    Comme ces arguments n'ont pas eu l'air de convaincre les députés (UMP et PS semblant pour une fois faire cause commune), les industriels en sont venus, pour contrer le risque d'abrogation, au droit : l'article de loi parlant d'annulation des permis serait trop faible juridiquement et ouvrirait la voie à d'importantes indemnisations. Leurs avocats chiffrent cela en millions, voire en centaine de millions d'euros. Chanteguet ajoute :

    « Pour l'aspect juridique, nous avons passé des coups de fil aux ONG pour qu'elles nous aident à rédiger. Mais nous n'avons pas eu de retour. Tout le monde était en difficulté. »

    De fait, les grandes ONG n'ont pas été en pointe sur le sujet.

    Résultat : l'abrogation saute, les permis restent, mais la fracturation hydraulique est interdite. Petit hic du côté des compagnies : cette technique est la seule connue dans l'exploitation du gaz de schiste.

    Un amendement leur était bien plus favorable : celui de Claude Gatignol. Cet élu UMP de la Manche, qui se félicite d'avoir « gagné l'EPR de haute lutte » à Flamanville, souhaitait une simple suspension des permis qui ne ferme pas la porte à l'exploitation.

    L'Ufip et M. Gatignol

    Un amendement (finalement retoqué) qui n'était pas pour déplaire à l'Ufip, le syndicat des pétroliers, comme l'explique son président Jean-Louis Schilansky :

    « Cela nous convenait. On cherchait surtout à éviter l'abrogation même si à l'origine, on n'attendait pas de loi du tout. Aujourd'hui, nous voulons garder la possibilité d'avoir des projets pilotes, des expérimentations encadrées [ce que les amendements du Sénat sont en voie de permettre, ndlr] pour évaluer le potentiel. »

    « Gatignol s'est fait le porte-parole de quelques intérêts », relève François-Michel Gonnot. Un député UMP explicite :

    « L'Ufip a été très lente au démarrage. Ensuite, ils ont porté un certain nombre d'amendements, notamment via Gatignol. »

    Ce dernier dément :

    « Les pétroliers, je ne les connaissais pas du tout. Ils m'ont demandé rendez-vous, j'ai écouté. Vous m'auriez cité le nucléaire que je côtoie depuis trente ans... »

    Que dit-on du côté de l'Ufip ? « Claude Gatignol est président du comité énergie de l'Assemblée et on travaille avec tous les députés de ce comité, pas spécialement avec lui », précise Schilansky.

    Le temps des avocats

    Le mercredi 1er juin, la loi votée à l'Assemblée se retrouve devant le Sénat. Même dans sa mouture actuelle, elle présente toujours quelques fragilités juridiques. Le député Gonnot, avocat de formation :

    « N'importe quelle QPC [question prioritaire de constitutionnalité] la fait tomber. Une loi doit être de portée générale. Là, on interdit la fracturation hydraulique pour le gaz de schiste et l'huile de schiste, mais pas pour la géothermie. »

    Une faille dans laquelle pourraient s'engouffrer les avocats des compagnies américaines, les plus en pointe dans le combat juridique.

    « Les grands groupes français, très dépendants des décisions de l'Etat sont, eux, moins vindicatifs », résume joliment le socialiste Philippe Martin. « Nous n'imaginons pas nous retourner contre l'Etat », confirme-t-on chez Total.

    Abandonner le gaz de schiste ? « Un truc de hippies »

    Si la loi entre en vigueur telle quelle, les titulaires de permis auront deux mois pour remettre « un rapport précisant les techniques employées ou envisagées ». De quoi mécontenter Bové : « Ce sont ceux qui ont déjà donné leur accord pour les permis qui vont à nouveau devoir donner les avis. »

    Qui sont-ils ? Des ingénieurs-fonctionnaires, souvent issus du corps des Mines, dans des instances comme la Direction générale de l'énergie et du climat, le Conseil général de l'industrie, de l'énergie et des technologies, ou le BEPH. Les ingénieurs du corps des Mines, estime Bové, forment une élite, « un Etat dans l'Etat », avec des « intérêts croisés », les passages entre la fonction publique et les entreprises du secteur pétrolier n'étant pas rares.

    Les membres du corps des Mines, constate le député Martin, « sont intimement persuadés que l'indépendance énergétique de la France passe par le nucléaire et les énergies fossiles ». Il poursuit :

    « Quand ils trouvent une truffe, comme le gaz de schiste, ils veulent aller la chercher. Notre réflexion qui pourrait aboutir à laisser de côté un potentiel énergétique, c'est pour eux un truc de hippies. »

    Dans son costume foncé, un café noisette à la main, le préfet de formation Philippe Martin n'a pas tout à fait l'air d'un baba cool. Comme quoi, les apparences sont parfois trompeuses.


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