En exergue de sa biographie monumentale d’Arthur Rimbaud (Fayard, 2001), dont il était un éminent spécialiste, Jean-Jacques Lefrère avait placé cette réplique de Tintin tirée de L’Affaire Tournesol : « Je ne prétends rien, capitaine, j’essaie simplement d’y voir clair. » Clairvoyant, cet auteur et médecin, mort jeudi 16 avril à l’âge de 60 ans, l’était. Il y avait même quelque chose du sourcier et du fin limier chez cet infatigable chercheur d’inédits, né en 1954, auquel on doit quantité de trouvailles ayant enrichi l’histoire littéraire.
Son premier fait de gloire est précoce. Isidore Ducasse, dit Lautréamont (1846-1870), était passé par le lycée de Tarbes où lui-même est scolarisé. L’été de ses 17 ans, il prend son Solex et entreprend de retrouver ceux qui, en Bigorre, l’ont connu. C’est ainsi qu’il découvre dans un album de famille la seule photo de l’auteur des Chants de Maldoror, auquel il consacrera plusieurs ouvrages.
Erudit obstiné
Par la suite, Jean-Jacques Lefrère identifie l’ultime pellicule que possédait Che Guevara le jour de sa mort, localise la maison de maître où Rimbaud a vécu à Aden (Yémen), et met la main sur son portrait réalisé par Forain. Pour exhumer un document précieux, il n’hésite pas à s’envoler pour Moscou ou New York. Il part ainsi sur les traces de Rimbaud à Harar (Ethiopie) et de Lautréamont à Montevideo (Uruguay). Parfois les inédits étaient tout proches, sans que quiconque le sache. Par exemple, ce rare exemplaire des Poésies d’Isidore Ducasse, dormant à la Bibliothèque nationale, ou le dossier contenant l’original de la Lettre du voyant, de Rimbaud, qui, contrairement aux croyances des spécialistes, n’avait jamais quitté Paris. Ces trésors sous la semelle, à portée de pas, Jean-Jacques Lefrère, tête et barbe de corsaire, en parle comme du « syndrome de Rackham le Rouge ».
Il appartient à cette race d’érudits obstinés, des hommes de démesure qui collectent tout, vérifient tout. Au point que Bernard Pivot a dit de lui : « Où Jean-Jacques Lefrère passe, les biographies ne repoussent pas. » Son édition de la correspondance d’Arthur Rimbaud, en trois volumes de plus de 1 200 pages chacun, pour laquelle Lefrère apprend même le dialecte amharique d’Abyssinie (empire d’Ethiopie), fut, à cet égard, un chantier titanesque. Il eût suffi à une vie d’homme. Pas à lui. Au fil des ans, l’historien s’est également attaché à l’œuvre de Jules Laforgue, aux poésies de François Caradec, a étudié les romans de Catulle Mendès, rédigé des ouvrages sur les symbolistes Rodolphe Darzens et Jean Ajalbert, sorti de l’oubli, avec Philippe Oriol, la figure de l’anarchiste Zo d’Axa (La feuille qui ne tremblait pas, Flammarion, 2013).
Double carrière
L’homme n’a rien d’un universitaire retranché derrière ses archives. Drôle de parcours que celui de cet hématologue de profession, titulaire de trois doctorats (médecine, biologie, ès lettres), qui a mené une double carrière pendant plusieurs décennies : la semaine pour la science, le week-end voué à la littérature. Expert en virologie, et professeur à l’université Paris-Descartes, Jean-Jacques Lefrère codirigeait l’Institut national de transfusion sanguine de Paris. A ce titre, il a signé plus de trois cents articles dans des publications scientifiques réputées. Avec la même rigueur, il a cofondé les Cahiers Lautréamont, parus de 1987 à 2010, ainsi que la revue Histoires littéraires, avec son complice Michel Pierssens.
Depuis 1997, tous deux organisaient le Colloque des Invalides sur des thèmes aussi divers qu’insolites : « Les ratés de la littérature », « Querelles et invectives », « Films et plumes », « Curieux curiosa », « Alcools », etc. Une règle lors de ces séminaires : pas de communication excédant cinq minutes. Aussi ne s’y ennuyait-on jamais. Et l’on en sortait avec une palanquée d’anecdotes, y apprenant le nombre de boissons alcoolisées imbibant les pages de la comtesse de Ségur ou que, entre 1949 et 2007, un admirateur anonyme déposa chaque année une bouteille de cognac sur la tombe d’Edgar Allan Poe.
Avec Jean-Jacques Lefrère s’éteint l’héritier spirituel de l’érudit Pascal Pia et de l’éditeur Maurice Nadeau, qu’il avait eu la chance de fréquenter et avec lesquels il partageait sa passion pour l’histoire littéraire, ses chemins de traverse et ses mystifications.