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Joumana Haddad au Liban : non au tabou du sexe
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Le Figaro <time datetime="2014-08-04T07:05:17Z" itemprop="dateModified">04-08-2014 - 09:05 </time>lien
Joumana Haddad au Liban : non au tabou du sexe
Journaliste et poétesse, cette flamboyante scandaleuse lutte contre la censure et pour le droit à disposer de son corpsÉcrire de la littérature érotique dans le monde arabe, de surcroît quand on est une femme ? Transgression, provocation ! Journaliste et poétesse, cette flamboyante scandaleuse lutte contre la censure et pour le droit à disposer de son corps : un acte politique dans une région où l'extrémisme religieux gagne du terrain.
" Salés sont mes seins (...) Prends, presse, hume, caresse, enroule, déroule. Ton sexe est un pont tendu entre l'univers et moi. " Dans la moiteur d'un café-lounge de Beyrouth, orné de coussins damasquinés, de lustres à pampilles et de tableaux d'odalisques nues, le public, subjugué, oscille entre incrédulité et ravissement en écoutant ces vers. Ils sont une cinquantaine à avoir délaissé les huitièmes de finale de la Coupe du monde de football pour assister à la lecture d'une des femmes les plus transgressives du Proche-Orient : la poétesse libanaise Joumana Haddad. Assise sur une chaise haute, incandescente avec ses boucles noir de jais, ses prunelles aux éclats dorés et son bustier rouge vermillon, cette sculpturale quadra déclame ses vers d'une voix grave qui s'élève au-dessus des volutes de fumée des narguilés, libérant une charge érotique qu'amplifient les sonorités charnues de la langue arabe. Oubliant son garde du corps et les menaces de mort qui pèsent sur elle, Joumana ose l'impensable : dire non au tabou du sexe dans une région du monde confrontée à la montée de l'extrémisme religieux.
Depuis qu'elle a publié le premier magazine érotique en arabe, Jasad (Corps), en 2008, vendu sous cellophane et interrompu au bout de deux ans faute d'argent, elle incarne le diable en personne pour les intégristes de toutes confessions. La pièce de théâtre qu'elle vient de publier, Cages, qui met en scène une prostituée, une lesbienne et une femme en niqab, lui vaut de nouveaux mails vengeurs. " Parler de sexualité, ici, est un combat politique, affirme-t-elle. Car le corps est confisqué par la famille, la société et la religion. Aspirer à la pleine possession de soi signifie défier l'emprise grandissante sur les corps et les esprits qu'exercent les extrémistes. "
24h dans la vie de Joumana Haddad
La soirée s'achève dans un brouhaha alcoolisé. Un bouquet de roses sanguines dans les bras, Joumana sirote un whisky, signe des dédicaces, pose devant des smartphones. Ses fans - chrétiens, musulmans, druzes, maronites... - se pressent autour d'elle. Une jeune femme voilée de noir s'approche timidement de la poétesse, qui l'étreint avec fougue : " C'est une amie shiite, confiera plus tard Joumana. Elle subit le joug de son milieu familial, mais rêve en secret de s'émanciper. " Fourbue, Joumana s'éclipse dans la fraîcheur nocturne : " Ce soir, je me suis sentie presque nue, avoue-t-elle. Réciter de la poésie, c'est très exhibitionniste. " Elle ajoute, dans un éclat de rire : " Moi, je suis plutôt voyeuse ! "
"J'ai été poussée par mon désir frustré, dompté, interdit"[bcvideo/[nid/899469]]
Frondeuse, féministe, hyperactive, mère de deux garçons, cette journaliste qui dirige les pages culture du quotidien libanais An-Nahar et enseigne à l'université américaine de Beyrouth aime brouiller les pistes. Les deux essais qui l'ont révélée en Occident, J'ai tué Schéhérazade et Superman est arabe (Actes Sud), lui ont valu le surnom de " Carrie Bradshaw du Liban ", en référence à l'héroïne de Sex and the City. Une définition réductrice pour cette intellectuelle qui parle sept langues, qui a publié une dizaine de recueils de poésie et qui est considérée comme l'une des femmes arabes les plus influentes de la planète.
Impétueuse au volant de sa Kya vert bouteille, elle roule sans ceinture dans les artères embouteillées de Beyrouth, harangue les automobilistes qui lui coupent la route, manie l'injure sans vergogne. D'un regard assassin, elle force un chauffeur de camion trop voyeur à baisser les yeux. " Je deviens l'opposé d'une lady ! " dit-elle, tout sourire. Joumana vibre sur le même tempo que la ville, avec ses terrasses bondées à toute heure. " Après ces années de guerre, la jeunesse libanaise aspire à vivre et à s'aimer librement ", explique-t-elle. Sur la place Saif, située sur l'ancienne ligne de démarcation entre Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest, elle observe des jeunes filles voilées, aux formes moulées dans des tuniques flashy.
C'est le sexy version halal !
" C'est le sexy version halal, se moque-t-elle gentiment, Beyrouth est la ville la plus émancipée du Proche-Orient, mais le nombre de femmes voilées augmente, soupire-t-elle. Ce qui me met en colère, c'est la morale élastique de notre société. Dans les années 1970, les cinémas diffusaient des films érotiques, avec des actrices arabes qui posaient nues. Je me souviens des seins voluptueux de Nadia Arslan, des bikinis de Souad Hosni, des baisers passionnés de Najla Fathi et des cuisses fabuleuses de Mervat Amine. Aujourd'hui, avec la censure, c'est impensable ! "
C'est dans ce Liban décomplexé que naît Joumana, d'un père imprimeur et d'une mère au foyer, au sein d'une famille chrétienne conservatrice. " Jusqu'à son dernier mois de grossesse, ma mère portait une minijupe ! " Envoyée dans une école catholique, Joumana écoute les s½urs lui vanter les mérites de la pudeur : " Alors que, dans mon enfance solitaire, j'avais déjà deux plaisirs : la littérature et la masturbation. Les livres m'ont émancipée précocement. " À 12 ans, elle grimpe sur un tabouret et saisit un livre dans la bibliothèque de son père : Justine ou les malheurs de la vertu, du marquis de Sade. C'est l'électrochoc : la jeune fille découvre la puissance de la transgression. Adolescente timide mais à la libido exacerbée, elle commence à écrire des vers érotiques vers 16 ans : " J'ai été poussée par mon désir frustré, dompté, interdit. Les besoins du corps ont dicté mes mots. " À 19 ans, pour échapper au joug familial, elle se marie. Et décroche, à 26 ans, un job de traductrice au quotidien An-Nahar. " J'ai compris que l'indépendance financière était la clé de l'émancipation des femmes. " Elle divorce, explore sa sexualité dans les bras de nombreux amants et se tatoue le mot " liberté " au creux du poignet.
"Sexe" et "fuck", les mots les plus googlisés du monde arabeEn 2008, elle se lance dans l'aventure de Jasad : " J'étais exaspérée par tous ces tabous absurdes. Ici, le corps est nié, humilié, refusé, maltraité, incompris, violenté. Nous vivons dans la schizophrénie, car les mots "sexe" et "fuck" sont les plus googlisés du monde arabe. Je suis persuadée qu'une partie de la violence qui gangrène nos sociétés vient de la frustration sexuelle. L'Égypte, où il y a le plus de femmes voilées, est aussi le pays où il y a le plus de viols. " Mais nulle pornographie dans Jasad, une élégante revue axée sur le corps dans l'art et la littérature. Pendant huit numéros, Joumana exhume des textes érotiques du XVe siècle, comme le Jardin parfumé, manuel d'érotologie arabe écrit par le cheikh Nezaoui. Brise les tabous de la virginité ou de l'homosexualité. " Je lutte contre l'ignorance et l'inculture ", souligne-t-elle, pointant l'exemple suivant : " Sur des sites Web comme "fatwa online", un pseudo-cheikh donne des pseudo-consultations sexuelles à des couples mariés : des femmes lui demandent si c'est licite de s'épiler le pubis à la brésilienne ou d'utiliser la langue dans les ébats amoureux. Et bien sûr, le cheikh dicte ses règles, le religieux prend le pouvoir sur l'intime. "
"Je préfère me battre avec mon cerveau plutôt que mes seins  !"
Dans ce pays où l'appartenance à l'une des dix-huit communautés religieuses définit plus que tout l'identité, Joumana tempête contre la législation libanaise : " Les Beyrouthines se prétendent libérées, mais elles sont soumises à la loi religieuse pour se marier. L'union civile n'existe pas. Et le viol conjugal n'est pas reconnu par la loi. " Elle fustige aussi le tabou grandissant de la virginité : " Les garçons refusent d'épouser une femme non vierge. De plus en plus de jeunes filles pratiquent l'hyménoplastie - la reconstruction de l'hymen - avant les noces. " Parce qu'elle considère que " le plaisir est un droit fondamental humain ", elle prêche pour les relations sexuelles avant le mariage et la liberté d'aimer. Mais cette personnalité complexe ne cautionne pas pour autant la nudité militante des Femen : " Je préfère me battre avec mon cerveau plutôt qu'avec mes seins ! " Pour la directrice d'An-Nahar, Nayla Tueni, 32 ans, " Joumana devient un modèle pour de nombreuses femmes arabes. "
Dès qu'elle peut, la poétesse se réfugie dans son appartement de Jounieh, sur les hauteurs de Beyrouth, peint aux couleurs de Frida Kahlo, l'artiste mexicaine qu'elle vénère. Elle s'y déchausse, savourant la fraîcheur du carrelage sous ses pieds nus. " Je ne suis pas apaisée, confesse-t-elle, mélancolique. J'ai trop de volcans en moi. " Alors elle écrit, beaucoup : " Je suis en train de traduire l'½uvre de Sade en arabe et de rédiger une thèse sur la condition des femmes en Tunisie et au Liban. " Un de ses vers résume bien cette affranchie, une extravertie plus secrète qu'elle n'en a l'air, qui parle librement de sa sexualité mais reste farouchement mutique sur sa vie amoureuse : " Le désir est ma voie, et la tempête, ma boussole. "
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