Alors que la crise des migrants n’a pas fini de troubler l’Europe, à l’est du continent, la Roumanie revient sur le devant de la scène sur fond de manifestations populaires qui ont fini par renverser le gouvernement et le très puissant Premier ministre, Victor Ponta. En effet, ce week-end, la sortie du vendredi soir a pris une fin tragique pour une trentaine de jeunes roumains morts, et presque 200 gravement blessés après l’incendie du club où ils étaient allés assister au concert du groupe Goodbye to Gravity.

Depuis, la festive capitale roumaine, devenue une des destinations les plus prisées des city breaks ces dernières années, a baissé le rideau. On ne fait plus la fête à Bucarest. On cherche sur les listes le nom de ses amis et on va donner du sang suite aux appels au don sur les réseaux sociaux. Les trois jours de deuil national, pendant lesquelles aucun spectacle n’a eu lieu, semblent avoir agi comme un catalyseur social. Bien plus qu’un week-end de silence, ces quelques jours ont donné naissance à un nouveau mouvement citoyen qui touche bien sûr les jeunes, mais aussi leurs parents, mettant une fois de plus en avant, les fractures toujours présentes du passé.

L’incendie du club Colectiv a très lourdement touché la génération 80, c’est-à-dire celle des jeunes trentenaires. Produit incomplet du système Ceausescu, cette génération occupe une place particulière dans la population roumaine. Trop jeune pour avoir acquis les travers du régime communiste, mais trop vieille aussi pour l’innocence. Il s’agit de la génération éclairée de la Roumanie actuelle, qui a vu se former la démocratie et qui se souvient du lourd prix qu’elle a coûté. C’est aussi une génération de jeunes actifs ouverts sur le monde et dont la vie quotidienne ne diffère pas tellement de celle des autres jeunes de leur âge de New York, Paris ou Berlin.

Ensuite, l’événement a profondément marqué leurs parents. Evidemment, qui n’a pas pensé que ses propres enfants pouvaient avoir été au concert ? De plus, il était difficile de ne pas se reconnaître dans ceux qui parlaient de leurs enfants morts dans l’incendie, que ce soit de cette jeune cadre d’une entreprise internationale, le jeune monteur de la télévision roumaine ou la jeune photographe du concert…

Très vite, cependant, les divisions sont apparues dans la société civile. Encouragés par le silence, puis les messages anachroniques de l’Eglise orthodoxe roumaine, certains citoyens se sont insurgés contre les victimes, les accusant d’avoir été à une soirée sataniste et d’avoir mérité leur châtiment. Alors que l’Eglise orthodoxe prend part aux décisions de l’Etat, son silence a un écho insupportable pour tous ceux qui sont affectés par la catastrophe. En effet, si le représentant de l’Eglise catholique, pourtant minoritaire dans le pays, est allé sur le lieu de l’accident demander pardon aux victimes, aucun représentant de l’Eglise orthodoxe n’est intervenu. Aussi, les manifestants, qui appelaient à une réaction du Patriarche, dénoncent à présent l’opportunisme de l’Eglise, sa corruption endémique et les revenus qu’elle tire de cette catastrophe, grâce aux rites mortuaires. Si la colère grondait depuis un bon moment, la rupture entre la puissante Eglise orthodoxe et les jeunes semble être consommée.

skip

Mais les manifestants demandaient aussi la démission des autorités politiques. Celles de la capitale tout d’abord ; de Cristian Popescu Piedone, maire du IVe arrondissement de Bucarest, qui a délivré les autorisations de fonctionnement du club sans vérifier si les normes de sécurité étaient respectées, faute de pouvoir demander celle du maire de Bucarest, déjà écroué dans une affaire de corruption, il y a quelques semaines. L’appel à la démission du gouvernement et du Premier ministre, Victor Ponta, déjà mis en examen par le parquet anticorruption cet été, a lui aussi été entendu. Cependant, malgré les incertitudes qui planent sur la classe politique tout entière, les manifestants ne comptent pas s’arrêter là. S’ils n’appellent pas encore à la démission du président Klaus Iohannis, élu il y a moins d’un an grâce à leur mobilisation, ils s’insurgent contre sa gestion de l’événement en lui demandant sévèrement des comptes sur son inaction quant à la croissance de la corruption dans son administration.

Au-delà de la classe politico-économique, c’est le système qu’elle entretient qui est l’objet de la colère des manifestants, alors qu’ils se sont enrichis de manière exponentielle, ils ont maintenu la Roumanie dans la misère, aux marges de l’Europe, depuis la chute du Mur. La colère gronde à Bucarest, et elle ne semble en être qu’à ses débuts, d’autant plus que les événements interviennent à quelques jours seulement de l’ouverture d’une nouvelle instruction visant l’implication des dirigeants roumains des années 1990, dont l’ex-président, Ion Iliescu, dans les minériades. Cette fois, il est clair que le peuple ne se laissera pas berner, et qu’alors que tous les regards sont braqués sur la capitale roumaine, le pouvoir ne pourra pas appeler les mineurs à venir tabasser les manifestants pour les faire taire.

Irène Costelian Politologue