On connaît peu les premiers essais musicaux de Pierre Boulez, mort mardi 5 janvier à l’âge de 90 ans : l’homme n’a jamais laissé paraître la moindre page qui ne le satisfaisait pleinement. Aussi faut-il consulter les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) pour connaître ses Trois Psalmodies pour piano (1945), une version intermédiaire (1947) de sa Première sonate pour piano (commencée en 1946 et publiée dans sa forme définitive en 1951), et celles de la Radio de Cologne où subsiste un extrait d’Oubli signal lapidé (1952), une musique pour douze voix solistes pour une « pièce musicale » d’Armand Gatti.
Placées sous le signe du chiffre « 12 » (douze pièces de douze mesures chacune), ses Notations (1945), créées en même temps que les Trois Psalmodies par la pianiste Yvette Grimaud, seront vite supprimées de son catalogue mais y seront réintégrées quand, au cours des années 1980, Boulez les retravaillera progressivement en des versions orchestrales, acceptant alors de confronter l’original à leur mouture nouvelle. De rares partitions pour bande magnétique, élaborées au Groupe de musique concrète de la radiodiffusion nationale, fondé et dirigé par Pierre Schaeffer, témoignent d’un pan très peu connu de l’œuvre de Boulez : Deux études de musique concrète pour bande magnétique (1951-1952) ainsi que La Symphonie mécanique (1955) pour le film expérimental de Jean Mitry.
Lire aussi : Mort de Pierre Boulez, symbole d’un XXe siècle musical avant-gardiste
Systématisme
En 1955, alors qu’il est à la fin de son mandat de « chef de la musique » au sein de la compagnie Renaud-Barrault, Boulez écrit une longue et exigeante musique de scène pour L’Orestie, d’Eschyle. La difficulté qu’auront les comédiens à chanter les passages du chœur contraint le musicien à simplifier et à sabrer une grande partie de sa partition, qui surprendra la critique par sa modernité. A la demande du Club d’essai de la radio, Boulez conçoit en 1957 une étonnante et poétique musique (pour hautbois, harpe et percussions) pour la pièce radiophonique Le Crépuscule de Yang Koueï-Fei de Louise Fauré (1957). Il en prélèvera des fragments pour des œuvres ultérieures.
Premier opus officiel, la Première sonate pour piano, œuvre elliptique, radicale et hérissée, précède une Sonatine pour flûte et piano (1946) et une Deuxième Sonate pour piano (1947-1948). Dans cette œuvre d’une redoutable difficulté, Boulez affirme les fondements de son langage, d’un systématisme audible en dépit du caractère rhapsodique et capricant de la pièce. Le grand pianiste italien Maurizio Pollini en sera un interprète fameux.
Découverte de la poésie de René Char
La découverte de la poésie de René Char (1907-1988) inspire ses premières compositions vocales à Boulez : Le Visage nuptial (deux versions : 1947 puis 1951-1952) ainsi que Le Soleil des eaux, dont les nombreuses mutations, entre 1948 (une pièce radiophonique dont l’enregistrement n’a pas été retrouvé) et 1965, établissent un principe d’inachèvement et de provisoire typiques du compositeur. Similairement, le Livre pour quatuor (1948-1949) est créé partiellement lors de trois concerts, entre 1955 et 1962, retiré du catalogue (sauf pour les formations qui l’avaient déjà joué) et repensé en Livre pour cordes (1968), pour orchestre à cordes, puis à nouveau réintroduit en 1985 dans sa version pour quatre archets.
En 1951-1952, Boulez compose le Premier livre de ses Structures pour deux pianos, œuvre d’une aridité extrême où il pousse à son comble un déterminisme sériel intégral qui régit strictement les hauteurs, les nuances et les durées.
Lire aussi : Pierre Boulez, un chef d’orchestre respecté de tous
Sur les mêmes principes, Boulez écrit, entre 1953 et 1955, Le Marteau sans maître, sur des textes de Char. Cette composition (la plus connue et la plus enregistrée de son auteur avec la Deuxième Sonate) pour contralto et ensemble instrumental est d’une intransigeance musicale tempérée par la poésie sonore des percussions qui évoquent des sonorités extra-européennes.
Premier antidote à l’ultradéterminisme de ses précédentes compositions, le Deuxième Livre (1956-1961) des Structures pour deux pianos introduit une dose de liberté dans le parcours de l’œuvre, laissé à la discrétion des interprètes, comme dans la Troisième Sonate pour piano (1955-1957) qui confirme la volonté de libérer les verrous trop contraignants du sérialisme intégral. Si Boulez conçoit « une œuvre renouvelée à chaque exécution », il refuse pour autant l’indéterminisme total de la forme ouverte que pratiqueront d’autres compositeurs à la même époque.
Fluidité et sensualité
Le goût de Boulez pour la poésie et les théories littéraires de Stéphane Mallarmé le conduit à écrire, entre 1957 et 1962, un grand ensemble de pièces sous le titre Pli selon pli (1957-1962). Révisé jusqu’au milieu des années 1980, ce cycle est affecté d’une partie vocale en dents de scie et d’une extraordinaire complexité polyphonique qui en rendent l’écoute ardue malgré des passages d’un raffinement exemplaire. Après des partitions secondaires et souvent grisailleuses conçues pendant les années 1960, Cummings ist der Dichter (1970), pour chœur et orchestre de chambre, s’affirme comme l’une de ses plus poétiques réussites. Suivent les premières versions d’…explosante-fixe (1971, retravaillée l’année suivante puis, en 1993, dans une version avec électronique), Rituel in memoriam Bruno Maderna (1974-1975) et Messagesquisse (1976) pour violoncelle solo et six violoncelles (commande du violoncelliste russe Mstislav Rostropovitch).
Lire aussi : Pierre Boulez, la trajectoire d’un compositeur
A partir de 1981, Boulez travaille à ce qui peut être sûrement considéré comme son chef-d’œuvre, Répons, pour six solistes (deux pianos, une harpe, un vibraphone, un xylophone/glockenspiel et un cymbalum), ensemble instrumental et dispositif électro- acoustique en temps réel (« live electronics »). Ses moutures subséquentes ont évolué en même temps que la technologie développée à l’Ircam, le laboratoire musical créé en 1977 par Boulez au Centre Pompidou. La partition, qui semble un écho aux musiques polychorales vénitiennes des années 1600 et à Noces (1914-1917), de Stravinsky, sera enregistrée en 1996 par le compositeur dans une version définitive. Répons allie une poésie sonore d’une immense séduction à une grande rigueur d’écriture : l’aridité minérale et parfois asphyxiante de beaucoup de ses partitions antérieures laisse place à la fluidité et à la sensualité.
Hédonisme décoratif
Dérive 1 (1984), une respiration presque impressionniste, et la plus frénétique Dérive 2 (1988-2006) sont des « comètes » de la « planète » Répons. Sur Incises (1996-1998), pour trois pianos, trois harpes et trois percussions, est le long et industrieux développement d’Incises (1994-1995), court et volcanique morceau de concours pour piano seul.
Dialogue de l’ombre double, pour clarinette (1985) – une manière d’appropriation inattendue des Trois pièces pour clarinette seule (1919), de Stravinsky – et Anthèmes 2 pour violon (1997), à l’origine pour instrument seul ou avec bande, sont remodelées dans des versions avec électronique en temps réel. Mais autant la technologie, dans Répons, semblait au service de la poétique de l’œuvre, autant, dans ces deux pièces, elle paraît gagnée par un hédonisme décoratif un peu vide.
Le compositeur songeait depuis longtemps à enfin écrire pour la scène lyrique. Un projet conçu avec Heiner Müller (1929-1995) avait été abandonné à la mort du dramaturge. En 2009, Boulez aurait accepté de finalement écrire une adaptation d’En attendant Godot, de Samuel Beckett, pour la Scala de Milan. Mais les graves problèmes de vue et la santé déclinante de Pierre Boulez dans ses dernières années l’empêcheront de mener