• Pourquoi il faut sauver le soldat Alcatel-Lucent

    Pourquoi il faut sauver le soldat Alcatel-Lucent

     Par Emmanuel Paquette (L'Express) - publié le 30/01/2013 à 11:32  lien 

    L'équipementier en télécoms a raté le tournant de l'Internet mobile. Malmené par la concurrence asiatique, il est tellement endetté qu'il se voit contraint, aujourd'hui, de gager son portefeuille de brevets contre du cash. Les salariés sont vent debout et Bercy se mobilise.

     
    En six ans, le titre Alcatel-Lucent a perdu, en Bourse, les neuf dixièmes de sa valeur.
    En six ans, le titre Alcatel-Lucent a perdu, en Bourse, les neuf dixièmes de sa valeur.
    REUTERS/Charles Platiau

    L'invention des transistors, c'est eux. Le premier satellite de communication et les écrans tactiles, aussi. Ces innovations et bien d'autres encore ont germé dans les fertiles Bell Labs, le coeur de l'équipementier en télécoms Alcatel-Lucent. Pourtant, les joyaux de la couronne sont aujourd'hui en danger. Ou plutôt gagés. Cette semaine, quatre-vingt sept années de découvertes, protégées par plus de 29 000 brevets, vont être apportées aux banques Goldman Sachs et Crédit suisse contre l'obtention d'un prêt de 1,99 milliard d'euros.

    L'entreprise franco-américaine n'a pas le choix. Ce ballon d'oxygène, aucune banque européenne n'a daigné le lui apporter. Trop risqué. Et pour cause, le groupe ne cesse de puiser dans sa trésorerie pour faire face à ses seuls frais de fonctionnement. Du coup, ALU, son surnom, n'a d'autre option que de s'endetter à nouveau pour payer... ses crédits. Quitte à hypothéquer un trésor valorisé de deux à trois fois la somme empruntée !

    Les opérateurs téléphoniques sont inquiets

    Comment, en l'espace de dix ans, l'un des fleurons du secteur des télécommunications a-t-il pu en arriver à une telle extrémité ? L'un des cinq géants mondiaux, né d'une fusion transatlantique avec l'américain Lucent, en 2006, a, bien sûr, subi la montée en puissance de concurrents asiatiques aux noms exotiques, tels Huawei ou ZTE. Mais, surtout, ses dirigeants n'ont pas su anticiper le virage de l'Internet mobile, la 3G. La chute n'en a été que plus brutale. La sanction est sans appel. En six ans, le titre a perdu, en Bourse, les neuf dixièmes de sa valeur, entraînant sa sortie, en décembre dernier, de l'indice phare de la Bourse de Paris, le CAC 40.

    Derrière cette dégringolade, ce sont d'abord les salariés qui en font les frais : le groupe a lancé, l'été dernier, son cinquième plan de licenciements depuis la fusion. "Notre avenir va se retrouver entre les mains de requins de la finance, qui peuvent s'emparer de nos brevets et de certaines de nos filiales", se désole Stéphane Dubled, élu CGT. Sur les 5 490 suppressions de poste en cours, la France paie un lourd tribut, avec 1 430 départs.

    Bourse: six ans de malheur Pourquoi il faut sauver le soldat Alcatel-Lucent

    Source: Thomson Reuters DataStream

    Mis devant le fait accompli, le gouvernement a peu goûté cette façon de faire. "Cette entreprise s'est décrédibilisée, tout cela est navrant", déplore un responsable politique. Pour desserrer l'étau financier et assouplir les conditions du prêt, pas moins de trois ministres de Bercy sont intervenus sur ce dossier délicat. Fleur Pellerin (Economie numérique) en tête, mais aussi Arnaud Montebourg (Redressement productif) et Pierre Moscovici (Economie et Finances). Tant de bruit a également suscité l'inquiétude des opérateurs téléphoniques, dont la confiance dans ce géant aux pieds d'argile commence à faiblir.

    "Nous sommes leur principal client européen et nous avons toujours agi de façon responsable et solidaire à leur égard", souligne Stéphane Richard, PDG d'Orange. Mais, avant de passer de nouvelles commandes, encore faut-il être certain de la pérennité d'ALU pour assurer la maintenance des équipements. "Nous suivons cela de très près. Je ne vois pas leur stratégie de redressement, alors que nous avons besoin de visibilité avant de nous engager", ajoute-t-il.

    Pourtant, tout semblait bien parti. Au début des années 2000, Alcatel mise très tôt sur l'explosion de l'Internet fixe et propose aux fournisseurs d'accès de doper les débits d'escargot transmis alors par les lignes téléphoniques. Un pari gagnant. Le groupe devient le leader mondial de l'ADSL et de l'optique. Plus de 21 millions de foyers français disposent aujourd'hui d'un abonnement haut débit et plus de 600 millions dans le monde. La firme franco-américaine dispose également de sérieux atouts dans l'architecture même du coeur de réseau.

    Mais la fusion avec Lucent, en 2006, censée la renforcer dans la téléphonie mobile outre-Atlantique, se révèle plus compliquée. Les deux équipes s'écharpent au sein d'une direction pléthorique, chapeautée par le Français Serge Tchuruk et l'Américaine Patricia Russo. Le rapprochement prend du temps, trop de temps dans un univers en perpétuelle ébullition. Les deux capitaines du bateau ivre sont débarqués en 2008, remplacés par le Néerlandais Ben Verwaayen. Entre-temps, le suédois Ericsson et le chinois Huawei en ont profité pour lui rafler des clients, en se livrant une féroce guerre des prix. "Nous avons manqué le tournant du mobile avec la 3G et Ben a voulu se concentrer sur l'étape suivante, la 4G, explique Hervé Lasalle, de la CFDT. L'urgence était de développer des produits pour répondre très tôt aux demandes."

    Alcatel-Lucent n'a plus les moyens de faire un peu de tout et doit donc se recentrer

    Une stratégie visionnaire. Du moins aux Etats-Unis. Dès 2010, les deux mastodontes nationaux, ATT et Verizon, peu présents dans la 3G, décident de dépenser des milliards pour s'équiper en 4G auprès d'Alcatel-Lucent. ALU présente plusieurs avantages : il est à moitié américain, et Lucent a même travaillé avec le gouvernement fédéral. En plus, ce même gouvernement refuse aux concurrents chinois de vendre leurs solutions sur le territoire, pour des raisons de sécurité nationale. Enfin, la direction du groupe est de plus en plus localisée dans le pays.

    Des produits inappropriés pour le marché européen

    Revers de la médaille : "ALU a totalement négligé l'Europe, souligne un opérateur. Du coup, il ne propose pas les produits susceptibles de nous intéresser." Or les besoins ne sont pas les mêmes d'une zone géographique à l'autre. Les acteurs du Vieux Continent veulent, eux, gérer sur un même support - une station de base, disent les pros - l'ensemble des générations de mobile existantes (2G, 3G, 3G + et 4G). Un moyen de faire des économies. "Nous n'avons pas cela dans notre catalogue", reconnaît Hervé Lasalle. Du coup, Free a préféré travailler avec Nokia Siemens Networks pour constituer son réseau. ALU vient de perdre un appel d'offres lancé par SFR. Bouygues Telecom, encore, se tourne de plus en plus vers Huawei. L'Europe ne ferme pas la porte aux équipementiers venus de l'empire du Milieu, très agressifs sur les prix mais aussi de plus en plus innovants.

    Une fusion et cinq plans sociaux

    1995: Serge Tchuruk prend la tête d'Alcatel-Alsthom et recentre l'activité de l'entreprise dans les télécommunications, en laissant de côté l'énergie et les transports.

    2000 (juin): le PDG annonce son plan : externaliser la production, pour se concentrer sur les logiciels et la recherche et développement et construire de cette façon une "entreprise sans usines".

    2004 (septembre): Alcatel commercialise des équipements ADSL pour doper les débits et permettre ainsi la réception à domicile du téléphone, de la télévision et d'Internet chez soi.

    2006 (décembre): fusion avec l'américain Lucent, détenteur des célèbres Bell Labs.

    2007 (février): premier plan social: 12 500 suppressions de poste dans le monde.

    (octobre): deuxième plan de licenciements : 4 000 emplois sont supprimés.

    2008 (juillet): Serge Tchuruk et l'Américaine Patricia Russo quittent leurs fonctions de président et PDG. Ben Verwaayen prend la direction du groupe, avec Philippe Camus.

    (octobre): suppression de 4 000 postes.

    2009 (juillet): nouveau plan de licenciements, avec 850 départs.

    2010: les opérateurs américains ATT, puis Verizon choisissent Alcatel-Lucent et le suédois Ericsson pour déployer leur réseau mobile de nouvelle génération (la 4G).

    2012 (juillet): cinquième plan de licenciements depuis la fusion, 5 490 postes sont concernés.

    2013 (janvier): le groupe négocie une ligne de crédit de 1,9 milliard d'euros avec les banques Goldman Sachs et Crédit suisse. Alcatel apporte en garantie ses brevets et certaines filiales.

    "La mesure prise par les autorités américaines de bloquer leur marché aux Chinois ne peut être répliquée ici. Ce genre de décision dépend de chaque pays, indique le commissaire européen au Commerce, Karel De Gucht. En revanche, nous regardons si ces entreprises asiatiques font du dumping. Et rien n'empêche les acteurs locaux de porter plainte." Plus difficile à dire qu'à faire. Alcatel-Lucent détient des intérêts en Chine. Sa filiale, Shanghai Bell, a signé un contrat avec le plus grand opérateur au monde, China Mobile, pour déployer son réseau haut débit. En lançant des procédures juridiques en Europe, le remède pourrait être pire que le mal.

    La seule option restante consiste à réviser le portefeuille de produits offerts en Europe. Mais, endetté et affaibli, ALU n'a plus les moyens de faire un peu de tout alors même que l'époque est à la spécialisation : les routeurs pour Cisco, le mobile pour Ericsson... Seul Huawei a la taille suffisante pour être présent dans tous les domaines. Si les deux entreprises investissent presque le même montant en recherche et développement - autour de 2,5 milliards d'euros par an - le chinois peut employer 62 000 ingénieurs, quand Alcatel-Lucent compte au total 76 000 salariés !

    Pour l'heure, le groupe poursuit son recentrage. La vente de l'activité câble sous-marin est ainsi dans les tuyaux depuis plusieurs mois et pourrait rapporter 700 millions d'euros, selon Oddo Securities. Produits en France, dans l'usine de Calais, ces câbles sont tirés par des bateaux et font transiter des volumes importants de données sous les océans. Ce dossier brûlant est suivi de très près par le gouvernement. Des fonds stratégiques d'investissement pourraient être sollicités. "L'Etat n'est pas démuni [...] pour éviter des prises de contrôle inappropriées, donc nous sommes très mobilisés sur le sujet. Je pense même que c'est celui qui nous mobilise le plus aujourd'hui", reconnaissait voilà peu Pierre Moscovici.

    Deux autres ventes pourraient aussi aboutir : l'une dans les services aux entreprises et l'autre dans le domaine de la sécurité aux Etats-Unis. Mais elles ne rapporteront guère plus de 1 milliard d'euros. Une somme insuffisante pour financer l'avenir. D'autant que cette année ne s'annonce pas sous les meilleurs auspices. Certes, le cabinet de recherche Gartner prévoit que la croissance du marché des équipements en télécoms sera de 2,3 %. Une bonne nouvelle après une baisse de 6,6 % en 2012. Sauf que cette croissance viendra essentiellement des continents américain et asiatique. Pas de l'Europe. Dans ce contexte, la présence d'Alcatel-Lucent dans le mobile sur le Vieux Continent se pose à moyen terme. Pour ne pas perdre les 29 000 brevets apportés aux banques, le groupe va devoir faire des choix drastiques. Faute de quoi, l'entreprise qui, jadis, se rêvait sans usines, pourrait très vite se retrouver aussi sans cerveau.


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