-
Présidentielle en Egypte: "Les futurs dirigeants devront crever l'abcès des intérêts militaires"
Présidentielle en Egypte: "Les futurs dirigeants devront crever l'abcès des intérêts militaires"
Propos recueillis par Catherine Gouëset, publié le 23/05/2012 à 15:23, mis à jour à 16:28 lien
Les revirements des Frères musulmans avant l'élection ont un peu terni leur image et permis à l'armée de les dissocier des libéraux avec lesquels ils étaient alliés au début de la révolution.
Reuters/Mohamed Abd El Ghany
C'est la première fois de leur histoire que les Egyptiens se rendent aux urnes sans connaître à l'avance le nom du futur président. Quels sont les enjeux de cette élection dans le pays le plus peuplé du monde arabe, en proie à de laborieux mais réels changements? L'analyse de Sophie Pommier, spécialiste de L'Egypte, enseignante à Sciences-Po Paris et auteure de Egypte, l'envers du décor.
Quel est le poids de l'armée dans l'échiquier politique égyptien?
Il est central. Les militaires avaient été marginalisés lors des dernières années du règne de Moubarak et les réformes économiques, en particulier les mesures de libéralisation instaurées à partir de 2004, portaient atteinte à leurs très vastes intérêts.
C'est pourquoi ils ont accueilli le soulèvement de l'hiver 2011 comme une aubaine. Mais ils ne s'attendaient pas à ce que les islamistes s'imposent aussi largement [47% pour les Frères musulmans, 25% pour les salafistes lors des législatives de décembre-janvier].
Les militaires ne veulent pas d'un interlocuteur trop puissant qui puisse, une nouvelle fois, remettre en cause leurs intérêts économiques. Ils veulent également que l'impunité leur soit garantie. L'armée aimerait la mise en place d'un président qui contrebalance les pouvoirs du parlement aux mains des islamistes. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) est d'ailleurs en train de bricoler une constitution provisoire pour garantir cet équilibre qui lui paraît sans doute aussi préférable pour le pays.
Les relations entre l'armée et les Frères musulmans sont difficiles?
Les relations conflituelles entre l'armée et les Frères musulmans n'ont pas trait aux questions religieuses
En effet, mais ce n'est en tout cas sur les questions religieuses que cela se joue. Le problème vient surtout de la crainte des militaires pour leurs prérogatives. Les relations se sont surtout détériorées quand les Frères musulmans, après avoir longtemps -au risque de se couper des autres forces politiques- ménagé le CSFA, ont demandé la démission du gouvernement de Kamal Al-Ganzouri en février.
Malgré leur large succès aux législatives, les Frères Musulmans semblent en difficulté
Ils ont été contrecarrés sur tous les plans. Il existe encore de nombreux représentants de l'ancien régime dans toutes les institutions. Ainsi, le parlement dominé par la confrérie est quasiment impuissant car les lois peuvent être cassées par le CSFA. Une procédure a même été engagée pour invalider les législatives.
Leurs relations se sont aussi tendues avec le camp des libéraux qui se sont insurgés lors de la création de la Commission constituante, dominée par les islamistes. Pourtant cela reflétait tout bonnement les équilibres politiques issus des législatives. Tous ces recours ont été à l'origine de la suspension de la commission, ce qui laisse finalement la main aux militaires pour faire passer une déclaration constitutionnelle intérimaire qui règle l'équilibre du pouvoir à leur idée.
Il faut ajouter leur changement d'avis sur la présidentielle...
On reproche aux Frères musulmans de ne pas avoir tenu parole: ils ont présenté un candidat à la présidentielle alors qu'ils s'étaient engagés, il y a un an, à ne pas le faire. En dépit de leur légitimité gagnée lors des législatives, ils ont été empêchés de jouir du pouvoir qui aurait dû leur revenir. Cela explique en partie qu'ils aient sorti cette carte d'un candidat à la présidentielle, nécessaire aussi pour contrecarrer la menace de la candidature de Omar Souleyman, leur vieil ennemi, chef des services de renseignements de Moubarak.
Ces revirements ont pu ternir leur image et permis à l'armée de les dissocier des libéraux avec lesquels ils étaient alliés au début de la révolution.
Pourquoi les salafistes ont-ils choisi de soutenir l'islamiste "modéré" Abdel Moneim Aboul Foutouh?
Une victoire d'Aboul Foutouh serait un coup très dur pour les Frères musulmans
Par opposition aux Frères musulmans. Cela a d'ailleurs amené Aboul Foutouh, pourtant soutenu par une partie des libéraux, à durcir ses positions. Il se trouvera très certainement en difficulté, s'il est élu, pour satisfaire les demandes de ces deux extrêmes.
Une victoire d'Aboul Foutouh serait un coup très dur pour les Frères musulmans. Le mouvement est en effet traversé depuis plusieurs années par des tensions. L'opacité de la confrérie -liée en partie au mode de fonctionnement semi clandestin imposé par l'ancien régime- lui est reprochée par une partie de la jeune garde.
Les exclusions et les défections se sont multipliées, notamment pour rejoindre Aboul Foutouh, entré en dissidence. Son élection pourrait accroître ces défections et susciter une crise ouverte de la confrérie.
Amr Moussa semble bien placé dans la course à l'investiture
L'ancien président de la Ligue arabe est certainement le candidat favori de l'armée. Il a toutes ses chances parce qu'il a une notoriété internationale du fait de son expérience à la tête de l'organisation panarabe.
Ses prises de position assez fermes vis-à-vis d'Israël dans cette enceinte lui ont valu une relative popularité parmi les Egyptiens. Son passé d'ancien ministre des Affaires étrangères en fait, certes, un homme de l'ancien régime, mais c'est aussi la garantie d'une certaine expérience du pouvoir. Cela peut rassurer une partie de la population qui aspire à un retour à plus de stabilité.
Et il n'apparaît pas aussi marqué par l'ère Moubarak qu'Ahmad Chafik, longtemps ministre de l'aviation civile et éphémère Premier ministre après le déclenchement des troubles.
Comment se distinguent les principaux candidats à la présidentielle face à l'armée?
Il sera plus facile de faire des concessions sur la question de l'immunité des militaires, que sur leurs intérêts économiques
Désormais, tous les candidats ont compris qu'ils ne pouvaient pas s'opposer frontalement aux militaires. Amr Moussa sera sans doute plus souple d'Abdel Moneim Aboul Fotouh.
L'ancien ministre des Affaires étrangères a admis récemment que ce qui concernait l'armée devrait se discuter en petit comité, tandis qu'Aboul Fotouh prône plus de transparence, ce qui pourrait compliquer la cohabitation avec les militaires s'il était élu. Il sera plus facile de faire des concessions sur la question de l'immunité des militaires, que sur l'économie.
C'est pour vous la question cruciale?
Oui, pour redémarrer l'économie, qui connaît une crise sévère depuis la chute de l'ancien régime en février 2011 et les troubles qui ont suivi, les futurs dirigeants devront crever l'abcès des intérêts militaires: gaz, eau, terres, usines, magasins de distribution... Ils renvoient à une vision dépassée de l'économie, déconnectée des impératifs de le mondialisation.
En outre, pour calmer la population, le CSFA a puisé dans les caisses de l'Etat, distribué forces subventions et grevé les finances publiques. Pour que l'Egypte puisse devenir le pays émergent qu'elle pourrait être (rappelons qu'elle figure parmi les CIVETS*), il faudra remettre à plat l'empire financier aux mains de l'armée.
L'impression de confusion qui règne en Egypte depuis un an peut laisser sceptique quant au changement réel apporté par la "révolution"...
De nouvelles élites vont émerger
Il y a tout de même de réelles avancées. Bien sûr il n'y a pas eu de changement radical, mais on a désormais un vrai pluralisme politique.
Les Frères musulmans ont pu entrer dans l'arène politique et mettre en avant leurs revendications, en particulier la lutte contre la corruption et la moralisation de la vie publique. On a un paysage politique très divers, du courant nassérien laïc représenté aux élections par Hamdeen Sabahi, jusqu'aux salafistes.
De nouvelles élites vont émerger, peut-être surtout "par capillarité" à partir du terrain, où existe un secteur associatif très actif et où les syndicats sont en pleine reconstruction. Je pense que malgré toutes les difficultés et la lenteur des changements, la page de la dictature est tournée en Egypte.
* On désigne ainsi les marchés émergents prometteurs (Colombie, Indonésie, Vietnam, Egypte, Turquie, Afrique du Sud)
Tags : Egypte, élections, militaires, passé
-
Commentaires